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M. Ranke, auteur d’une Histoire de Prusse où Frédéric revêt les formes d’un esprit habitant les régions étoilées, astral-spirit , M. Ranke, avec ses études de diplomatie admirablement distillée et concentrée, n’a fait, à son avis, qu’un fac-simile de l’autre monde. Il y renvoie les esprits affamés de documens officiels et les écrivains appelés à distribuer ce genre d’aliment. N’en déplaise à M. Carlyle, la diplomatie est le domaine des hommes d’état et des historiens, et ceux qui savent en entendre le langage et l’expliquer au commun des lecteurs sont pour le moins autant de ce monde et au courant de ses affaires que les amateurs d’anecdotes et de faits inédits. Que M. Ranke et les professeurs de Berlin ne soient pas à l’abri du mensonge officiel et du convenu de la chancellerie prussienne, cela est certain ; mais, s’il faut en passer par un parti-pris, les archives valent bien les vieilles gazettes.

Au reste ne demandons pas à M. Carlyle d’être l’opposé de ce que sa nature l’a fait. Il croit de bonne foi ramener l’histoire, la politique, l’administration, la stratégie elle-même, du ciel sur la terre, ce qui a été fait pour la philosophie par Socrate. Une vocation en quelque sorte invincible l’appelait à s’écarter de ses devanciers. Une de ses notes en fournit une preuve singulière. Une faveur spéciale en haut lieu, in high quarters, avait mis en sa possession pour quelques mois un exemplaire de l’Histoire des batailles de la guerre de sept ans, par l’état-major royal prussien : pour un motif ou pour un autre, il ne s’en est pas servi. C’était encore de l’officiel, chose qu’il dédaigne. Ses descriptions sont au récit exact et autorisé ce qu’un article de journal est au bulletin d’un général d’armée. M. Carlyle tient beaucoup du reporter, il voyage à la suite de Frédéric et ne doute pas que ses informations ne soient les meilleures; il doute à peine qu’il ait vu de ses yeux tout ce qu’il raconte. Ses mérites comme ses défauts sont ceux des chroniqueurs de nos jours; ses procédés ne diffèrent pas beaucoup de ceux qu’ils suivent. Il se fait écrire par des correspondans imaginaires, et met ses opinions sous la plume d’un ami, d’un philosophe, d’un homme d’étude; surtout il fait grand usage du touriste, car il est fort descriptif. Ainsi nous sommes bien aises qu’il nous fasse parcourir le champ de bataille de Prague à propos du combat livré en mai 1757; mais pourquoi nous faire visiter avec lui le double monument élevé au général prussien Schwerin? L’écrivain se plaît à faire l’histoire des deux pyramides qui le composent, et pour l’agrément des siècles futurs il raconte son entrevue avec le vétéran qui les garde. Grâce à lui, l’image de ce vieux soldat va passer à la postérité, ainsi que le souvenir du vœu fort humain de M. Carlyle, qui lui souhaite une corde de bois de plus pour se chauffer durant