Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/292

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’amour-propre, c’est Penthée poursuivi par les Ménades et Actéon déchiré par ses chiens. Ces Ménades et ces chiens sont autant de démons qui s’étaient emparés de l’auteur de la Henriade, car M. Carlyle est encore par là Écossais de la vieille roche et sectateur de ce Cromwell dont il a recueilli les puissantes reliques. Ce mélange de mythologie et de diablerie est une des bigarrures les plus singulières de son style, et l’on trouve dans ses livres un ambigu du scolar et du puritain.

Au reste qui pourrait mieux que M. Carlyle donner le mot de son système? Une page de son premier chapitre contient à la fois la confidence et l’échantillon de sa manière :


« Je pense que tous les poètes réels, à cette heure, sont des psalmistes et des Homères à leur manière, qu’ils ont en eux une divine impatience des mensonges, une divine incapacité de vivre parmi les mensonges. De même, et c’est un corollaire de cette vérité, je pense que le plus grand Shakspeare possible est proprement l’historien le plus utile qu’il est possible. Il est effrayant de voir le sot savant, ce que nous pouvons traduire par le nom de Dryasdust, sec comme poussière, faisant les fonctions de l’histoire, et le Shakspeare ou le Goethe les laissant de côté. Interpréter les événemens, interpréter le visible universel, révéler la parole de l’auteur de cet univers! Comment Dryasdust le pourrait-il faire, lui l’homme du chaos, le lourdaud qui n’y voit pas clair, qui ne sait le sens de rien d’élevé, de rien de cosmique, qui n’en saura jamais rien? Pauvre homme! on sait quel sens il a tiré de l’histoire de l’homme jusqu’ici, quel sens il a aidé les autres à en tirer. Malheureux Dryasdust, trois fois malheureux genre humain qui cherche à lire dans Dryasdust les voies du Seigneur! mais pouvait-il en être autrement? Ceux qui nous les pouvaient mieux enseigner étaient des rimeurs et des ménétriers, ce qui rapporte un bon salaire. Le dommage que nous en éprouvons, un vrai dommage, si nous sommes encore des hommes et non des cormorans, s’apprécie par des sommes qui dépassent toutes les Californies, la dette nationale anglaise, et des continens entiers d’or en barre!

« Persuadé que le genre humain n’est pas définitivement condamné à la destruction comme la race des chiens, je crois qu’une bonne part de tout ceci s’amendera, je crois que le monde ne perdra pas toujours ses hommes inspirés au métier de rimer pour lui. Je crois que l’homme de nature poétique se sentira de plus en plus appelé à interpréter les faits, puisque c’est là et dans leur centre vital, si nous y pouvions atteindre, que réside toute mélodie réelle : je crois qu’il deviendra de nouveau l’historien des événemens. Dryasdust effaré aura enfin le bonheur d’être son serviteur et de se voir un peu guider par lui. Alors il méritera des bénédictions; pour le moment, Dryasdust me fait l’effet