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que, Boyer étant dans l’habitude de signer « l’anc. (ancien) de Mirepoix, » Voltaire affectait toujours de mal lire et de l’appeler l’âne de Mirepoix. De la part d’un fondé de pouvoirs, surtout écrivant à un prince étranger, l’indiscrétion n’était pas légère; mais comment qualifier la conduite d’un roi, d’un ami qui envoyait des extraits des lettres reçues à son ambassadeur pour les faire parvenir à Boyer lui-même, au ministre? « Voici un morceau d’une lettre de Voltaire que je vous prie de faire tenir à l’évêque de Mirepoix par un canal détourné, sans que vous et moi paraissions dans cette affaire. Mon intention est de brouiller Voltaire si bien en France, qu’il ne lui reste de parti à prendre que celui de venir chez nous. » Il y revient plusieurs fois. Impossible de nier l’authenticité de ces missives, de ces noirceurs; elles sont aux dates du 17 et du 27 août 1743 dans la correspondance du roi publiée par M. Preuss. M. Carlyle les supprime, et, comme si de rien n’était, il continue à peindre ce héros de la véracité, seul ennemi du mensonge dans ce siècle du cant et du mensonge, seul ayant conservé de la candeur dans la correspondance du roi et du philosophe. candeur royale de Frédéric! Lors même que la candeur serait bannie du cœur des rois, elle devrait se retrouver dans celui des historiens; M. Carlyle n’en montre guère ici, à moins que ce ne soit d’avoir cru que le public ne s’apercevrait pas de son oubli. Il convient de le détromper : on a lu cette correspondance officielle comme l’a fait M. Carlyle, qui s’en sert à chaque instant; on a pu rencontrer ces fragmens accusateurs dans plus d’une publication, par exemple dans l’Histoire de la littérature française à l’étranger de M. Sayous, et dans le Voltaire à Cirey de M. Desnoiresterres. Sans doute le nouvel historien ne connaît pas le premier de ces deux ouvrages, et c’est tant pis pour lui, car il eût mieux jugé les poésies de son héros; il a certainement lu le second, et il en fait souvent usage.

La duplicité de Frédéric dans ses relations avec Voltaire est une transition naturelle à l’honnêteté de sa politique. L’auteur de l’Anti-Machiavel employait un moyen machiavélique pour mettre la main sur le meilleur correcteur de ses poésies, aussi bien que pour se rendre maître d’une province qui était à sa convenance. Le machiavélisme du XVIIIe siècle diffère essentiellement de celui du XVIe ; il n’est plus question sans doute de surprendre grossièrement ses voisins par les voies du brigandage, de les attirer dans un guet-apens, de les assassiner dans quelque coupe-gorge ou de leur présenter dans un festin le poison. Ces sortes de violences sont bonnes pour un temps de barbarie, et nous sommes dans un siècle de douceur et d’humanité. On se contente de brouiller ses voisins entre eux ou les princes avec leurs sujets; on donne à sa cause un sem-