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La jeune femme apparut chargée de la petite Lola, dont je m’emparai. Don Salustio se montra à son tour; il portait le petit Juan. Les chers enfans, réveillés à l’improviste, pleuraient. J’atteignis la dunette; là, je déposai mon fardeau pour courir au-devant de doña Esteva. Le jour parut. En moins de cinq minutes, nous étions établis près de la roue du gouvernail, ignorant encore quels dangers nous avions à redouter.

Inclinée sur le flanc, l’Hirondelle ne bougeait plus. La mer, sans être grosse, roulait de longues vagues dont le vent nous fouettait l’écume au visage. Sébastian, la tête nue, d’une voix forte et brève, encourageait ses hommes, qui, perchés dans les agrès, amenaient les voiles flottantes. Une fausse route, un courant nous avait entraînés sur les récifs de madrépores qui bordent au loin l’Ile-Verte.

Doña Esteva, agenouillée, ses enfans pressés contre elle, regardait la mer avec effroi. Un bruit sourd résonnait. Un coup d’œil rapide de don Salustio m’apprit qu’il avait aussi deviné la cause du bruit sinistre que nous entendions : la coque de l’Hirondelle s’était ouverte, et l’eau mugissante envahissait le petit navire.

Je vois encore le malheureux père debout, les narines dilatées, les bras étendus au-dessus de sa femme et de ses enfans pour les protéger. Lorsqu’une vague s’avançait écumante, don Salustio, les poings fermés, retenant son haleine, se baissait comme un chasseur à l’affût, prêt à lutter contre le terrible élément qui venait menacer les êtres sans lesquels il ne comprenait plus la vie.

Des vociférations, des cris de mort retentirent soudain à l’extrémité du navire; j’y courus. Deux robustes matelots, leurs couteaux à la main, entraînaient Lydia. Pâle, l’œil fixe, les vêtemens en lambeaux, les cheveux épars, le sein nu, la jeune femme ne se débattait pas, ne poussait pas un cri. Sébastian, furieux, frappait ses gens pour les forcer à lâcher prise; il partageait les préjugés de ses matelots, mais il ne voulait pas laisser ensanglanter son bord.

Je me jetai au-devant de Lydia, parlant aux forcenés qui la menaçaient. Fous de terreur, les malheureux me repoussèrent avec violence. Une secousse, suivie d’un lugubre craquement, ébranla le navire, et la perspective de la mort rendit les matelots implacables. Sébastian et moi perdions du terrain lorsque la voix de don Salustio résonna. Il appartenait à une caste que les Indiens sont habitués à respecter; il y eut un moment d’hésitation. Lydia, restée libre, courut se réfugier près du mât, qu’elle semblait avoir choisi pour abri. Quel réveil et quelle scène !

L’eau baignait nos pieds; mais le navire n’enfonçait plus. Reve-