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petits propriétaires, rongés par l’usure, n’auraient-ils pas fini peut-être par trouver quelque mérite aux théories niveleuses qui se proposaient d’agrandir la propriété démocratique aux dépens de la propriété aristocratique et bourgeoise? N’auraient-ils pas goûté aussi cette autre théorie ingénieuse et philanthropique qui prétendait dégrever leurs biens de toute hypothèque en vertu de la gratuité du crédit? Les ouvriers de leur côté auraient-ils résisté bien vivement à la tentation de faire racheter pour leur compte par l’état les établissemens dont ils étaient les simples salariés? Quel effroyable abus cette multitude dépourvue de lumières, mais non, hélas! dépourvue d’appétits et de passions, ne pouvait-elle pas faire du pouvoir souverain qu’on lui avait imprudemment abandonné ! Comment donc les intérêts que visait la propagande socialiste, comment ceux à qui M. Proudhon disait de sa grosse voix : — Propriétaires, le socialisme a les yeux sur vous! — n’auraient-ils pas été saisis d’inquiétude? Cette inquiétude s’était exagérée sans doute dans l’effarement d’une situation si grave et si nouvelle : après la répression de l’insurrection de juin et la réaction qui s’en était suivie, le danger n’avait plus rien d’imminent, mais il subsistait, et la constitution de 1848, en partageant le pouvoir entre une assemblée et un président issus l’un et l’autre du suffrage universel, ne fournissait aucun moyen de le conjurer. Qu’adviendrait-il en effet, si le « nombre souverain, » venant à être converti au socialisme, nommait une assemblée et un président socialistes? C’était un risque éloigné peut-être; était-ce un risque chimérique? En vain la liberté des clubs avait été supprimée et la liberté de la presse étroitement limitée, en vain des lois rigoureuses prohibaient toute atteinte à la religion, à la famille, à la propriété; on ne pouvait se faire aucune illusion sur l’efficacité de ces restrictions et de ces défenses; on savait bien que les prohibitions appellent la contrebande, qu’en un temps où la centralisation industrielle agglomère de plus en plus les masses ouvrières, où tant de progrès contribuent à augmenter la facilité des communications, la propagande des doctrines antisociales pouvait être tout au plus retardée, enfin que la possibilité qui était ouverte aux socialistes d’arriver au pouvoir par la voie légale du suffrage universel devait naturellement enflammer leurs espérances et aiguillonner leur zèle. L’inquiétude des intérêts pouvait être exagérée, elle n’était pas dénuée de fondement : la souveraineté du nombre, principe unique de la constitution de 1848, ne couvrait pas assez la propriété.

On s’explique ainsi le bill d’indemnité que les intérêts conservateurs accordèrent à l’auteur du coup d’état du 2 décembre, et le concours qu’ils prêtèrent à la dictature impériale malgré la ré-