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À ce luxe de cruauté, nous voyons un grand inconvénient : il sera difficile d’admettre dans la seconde partie que le tombeau d’Agamemnon, comme le sujet l’exige, soit dressé à la porte même du palais des meurtriers, plus difficile encore de comprendre qu’une femme capable d’une haine posthume si violente soit sujette à des terreurs de conscience mal assurée, et envoie faire des libations sur la cendre de sa victime, afin de retrouver le sommeil de ses nuits.

Le personnage d’Oreste n’est guère moins altéré que celui de sa mère par la suppression d’Égisthe. En ôtant l’amant qui protège la femme adultère et coupable d’assassinat, on ôte précisément ce qui la rend le plus odieuse. Cet homme est son bouclier, comme elle le dit dans Eschyle; s’il est écarté, s’il ne se met pas entre elle et son fils, qui pourra s’expliquer le redoublement de fureur qui précipitera celui-ci contre sa mère? Il faut qu’Égisthe vienne s’assurer de la mort prétendue d’Oreste, qu’il fasse entrevoir ses soupçons, pour que le fatal dénoûment s’accomplisse sans retard; il faut d’ailleurs qu’il fasse depuis longtemps gémir sous le joug la fille du roi des rois, afin qu’elle soit pour son frère une cause d’irritation de plus. En effet, dans cette seconde partie, celle du châtiment, Oreste est chargé par l’auteur de toute la noirceur du parricide, comme Clytemnestre l’était tout à l’heure de tout l’odieux de l’assassinat : son Electre est réduite aux proportions d’une fille douce et timide, aimant bien son frère, mais incapable de vouloir la mort de sa mère. Rien de moins antique, et il en résulte un Oreste qui ne l’est pas davantage ; un parricide sans cœur ni entrailles, qui n’hésite pas, comme il arrive à celui d’Eschyle, au moins un moment. Ce n’était pas trop des avertissemens de Pylade et de la dureté d’Electre, ce n’était pas trop surtout de la religion des oracles et de l’empire inéluctable de la fatalité pour faire passer le parricide.

Cet Eschyle, que M. Leconte de Lisle traduit si bien et suit, à notre gré, peu fidèlement, entoure son Oreste de toute sorte de justifications. Il a pour l’exciter le voile trempé de sang où les meurtriers d’Agamemnon l’enveloppèrent pour le tuer plus sûrement; il conçoit des remords et semble crier grâce à Pylade, il accuse Apollon qui l’arme d’un couteau contre sa mère; aussitôt après avoir frappé, il va expier son crime à Delphes. Tout le pousse en avant; nul n’a horreur de lui, si ce n’est lui-même. Rien de semblable dans l’Oreste du poète français, et, pour nous en tenir à ce point seul de la volonté des dieux, il n’a qu’un mot, et qui n’indique pas une foi profonde :

Un Dieu me fait signe d’en haut,
Et mon père du fond de l’Hadès me regarde
Fixement, irrité que la vengeance tarde.


Il n’y a que la religion des morts dans les Érinnyes. Oreste jouit de son