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serait, en vérité, abuser de la critique physiologique et médicale. Même en admettant qu’un penseur n’est pas absolument responsable de ses opinions réfléchies et de la suite d’idées qui constitue son système, est-ce qu’il ne l’est pas de certaines formules agressives, véritables appels aux passions, qui deviendront demain, sinon aujourd’hui même, des appels aux armes ? S’agit-il ici d’un Spinoza, d’un métaphysicien purement abstrait ? Pas le moins du monde. Quand on s’écrie au début d’une étude sociale : La propriété, c’est le vol, on sait ce qu’on fait, on encourt une responsabilité morale !

Qu’il faille plaindre Proudhon, qu’il ait souffert, que par momens l’état de son âme intéresse à lui, nous ne le nierons pas. De même qu’il n’a guère personnellement connu la haine dans ses colères les plus emportées, il ne saurait inspirer non plus ce sentiment, qu’il faut distinguer de l’irritation qu’on peut éprouver à l’égard d’un lutteur si provoquant et si méprisant. Cet homme expansif, chez qui on remarquait une certaine rondeur de manières et qui avait l’air très ouvert, assez jovial, il avait caché en lui-même bien des douleurs comprimées, dont sa correspondance donne le secret, et qui aident à expliquer, avec la tristesse sombre et passionnée de certains accens, l’amertume de ses sarcasmes. Il peint dans ses lettres à Ackermann son isolement moral. Ackermann, qui est un puriste et un amateur de style châtié, lui donnait quelques conseils relativement à la forme. Proudhon lui écrit le 12 février 1840 : « Je suis trop pauvre et trop mal dans mes affaires pour m’amuser à être gent de lettre, et je crois d’ailleurs que l’âge d’or de ce qu’on appelle purement littérature est passé pour jamais… Laissons là la littérature et les littérateurs : je suis fait pour l’atelier, d’où j’aurais dû ne jamais sortir, et où je rentrerai aussitôt que je le pourrai. Je suis épuisé, découragé, prosterné. J’ai été pauvre l’année dernière, je suis celle-ci indigent. Mon budget tout réglé, il me restera, à dater du 1er avril prochain, 200 francs pour vivre six mois à Paris… Je suis comme un lion ; si un homme avait le malheur de me nuire, je le plaindrais de tomber sous ma main. N’ayant point d’ennemi, je regarde quelquefois la Seine d’un œil sombre, et je me dis : Passons encore aujourd’hui. L’excès du chagrin m’ôte la vigueur de tête et paralyse mes facultés. » Dans d’autres lettres, remplies de la même fièvre, on remarque cette pensée trop persistante, qu’il va renouveler la face des sciences sociales et même du monde. « Sous le rapport philosophique, il n’existe rien de semblable à mon livre. Malheur à la propriété ! malédiction ! — Quand le lion a faim, il rugit. — Il faut que je tue dans un duel à outrance l’inégalité et la propriété. Ou je m’aveugle, ou elle ne se relèvera jamais du coup qui lui sera bientôt porté. »