Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 103.djvu/698

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui les ont vus, qui les ont faits et qui en ont joui. Combien y a-t-il de personnes aujourd’hui qui aient connu Mme Récamier, qui aient admiré sa beauté, goûté le charme de son caractère et trouvé dans sa société l’agrément de leur vie ? Un peuple est une série de générations fugitives, promptes à s’oublier les unes les autres quand aucun monument durable ne leur impose une longue mémoire, et qui cherchent, chacune à son tour, en elles-mêmes, dans les compagnons de leur propre passage, les sources de leur plaisir et les objets de leur admiration. Mme Récamier n’a rien fait, rien laissé qui lui ait survécu, sinon les souvenirs de ceux qui ont vécu avec elle, et qui maintenant sont presque tous morts comme elle. C’est trop peu que les affections de quelques cœurs fidèles et les récits de quelques vieillards pour émouvoir un public nouveau et obtenir de lui son attention même passagère. Qu’y aura-t-il de nouveau dans ces nouveaux souvenirs de Mme Récamier ? Et, quoique je sois encore de ceux qui l’ont assez connue pour avoir du moins entrevu tout ce qu’elle avait de charmant, qu’en pourrai-je dire de nouveau moi-même après avoir dit naguère sur elle tout ce que je me complaisais à en retrouver dans ma mémoire et dans mon sentiment ?

Ce n’était pas là à coup sûr le doute d’un indifférent, c’était la sollicitude d’un ami qui ne demandait pas mieux que de revenir pour son propre compte sur ses propres souvenirs, mais à qui il déplaisait de les exposer à la froideur des nouveaux possesseurs temporaires de notre siècle et de notre société. J’étais si pénétré de ce sentiment que j’étais résolu à ne pas reparler moi-même de Mme Récamier, si je ne trouvais pas, dans la nouvelle publication consacrée à sa mémoire, quelque chose de nouveau et qui méritât de réveiller sur elle l’intérêt d’un public chaque jour plus étranger à son temps et au mien.

Je n’ai pas tardé à rencontrer dans le nouveau volume de quoi dissiper mon inquiétude et satisfaire à mon exigence. Il y a soixante-deux ans, en 1811, Mme Récamier elle-même se croyait déjà oubliée, et elle le disait avec quelque tristesse sans s’en étonner ; la comtesse de Boigne lui écrivit le 9 janvier 1812 : « Je crois votre crainte mal fondée. Vous êtes la personne la moins oubliée, et ce n’est pas parce que vous êtes aimable, jolie, charmante ; c’est parce que vous êtes bonne, douce, facile, que chacun se souvient de vous d’une manière qui lui plaît et flatte son amour-propre, peut-être même son cœur, si par hasard on en a un ; c’est parce que votre douce, naturelle et séduisante bienveillance a trouvé le secret de persuader à chacun que son sort ne vous serait pas indifférent. Vous savez combien j’adore ce charme de bonté que je n’ai trouvé dans aucune autre femme. Je vous l’ai dit cent fois et je l’ai pensé mille : ce qui vous rend si séduisante, c’est votre bonté. Peut-être suis-je la seule qui ait osé vous le dire ; il paraît si bizarre de louer la bonté de la plus