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— C’est peut-être le piquant de la nouveauté ; les autres se sont occupés de moi ; lui, il exige que je ne m’occupe que de lui. — Il semblait prendre un malin plaisir à la tracasser sur tous les points. Je vais arriver aux lettres de Rome ; c’est le moment où elle a été le plus contente de lui, et je ne l’étais guère. Il prétendait à une grande tendresse ; mais il aspirait toujours à la puissance et à la célébrité, et l’une de ses dernières fantaisies était de détruire l’existence individuelle de Mme Récamier, de l’arracher à toutes ses relations personnelles pour s’en faire un trophée et l’attacher en esclave à son char, où il aurait fini par la trouver à charge. Je le lui ai dit bien des fois ; elle en convenait un peu, mais il reprenait son empire. Elle avait commencé à se cacher de ses vrais amis, et il aurait fini par réussir, si les coups du sort qui ont foudroyé la vie de M. de Chateaubriand ne l’avaient forcé de s’attacher à elle au lieu de l’attacher à lui. Cela valait encore mieux malgré les anxiétés journalières qu’il lui a causées. »

Je ne sais si Mme Récamier se rendit jamais compte de sa situation aussi nettement que le faisait pour elle Mme de Boigne ; mais sa conduite fut parfaitement d’accord avec les vraies et sérieuses convenances de sa dignité personnelle. Son refus d’épouser M. de Chateaubriand lui assura l’indépendance dans le dévoûment ; ce fut M. de Chateaubriand qui, pour me servir d’une expression un peu vulgaire, resta son obligé. Quand elle le perdit le 4 juillet 1848, sa douleur fut profonde, mais sa situation ne fut en rien changée, et, quand elle mourut elle-même du choléra le 11 mai 1849, elle était, au point de vue moral, très perfectionnée ; mais dans l’ordre social elle était restée la même que dans les jours de sa jeunesse. Phénomène rare que ce progrès du sens moral et cet empire permanent du bon sens dans une existence de femme si brillante et si agitée.

En recueillant ces souvenirs de Mme Récamier et en assistant au spectacle de cette vie qui commence par une coquetterie mondaine universelle et qui se termine, dans un petit appartement de l’Abbaye-au-Boûm par un dévoûment entier au plus éminent, mais aussi au plus exigeant et au plus égoïste de ses adorateurs, ma pensée s’est portée vers une autre grande coquette d’un autre siècle à qui un autre homme éminent par le caractère comme par la situation sociale demande aussi de l’épouser. J’ai rouvert Molière, et j’ai relu avec émotion cet admirable dénouaient du Misanthrope :


ALCESTE, à Célimène.


Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits ;
J’en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et je les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse ;
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains