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du seul être capable de créer des signes, de les entendre, de s’en servir pour communiquer avec d’autres êtres, à l’image de l’homme. Il est intelligent et prévoyant, il est tout-puissant sur nous, il est notre maître, le maître, l’organisateur et le moteur du monde : il est Dieu, et l’univers est son langage. C’est sous l’œil de ce Dieu, toujours présent dans chaque phénomène, que nous vivons ; redoutons sa colère, et soyons justes pour mériter son indulgence.

On voit par là si cette philosophie est philanthropique, si elle marche d’ensemble vers un but pratique, trop pratique peut-être pour la majesté de ce Dieu, créé tout exprès pour donner au monde des sens quelque solidité ; trop pratique surtout pour la pureté de cette morale, imparfaitement dépouillée de tout principe d’intérêt. — On voit aussi que, si Berkeley part d’une sorte de phénoménisme, c’est pour conclure en plaçant toute réalité dans l’esprit, humain et divin. Sans doute, c’est en qualité de sensualiste qu’il a le plus agi sur son siècle : c’est qu’un homme n’agit pas sur son temps par celles de ses idées qui lui sont le plus chères, mais par celles qui conviennent le mieux au génie de son temps. D’ailleurs on oublie trop l’influence idéaliste de Berkeley ; il est le premier peut-être qui se soit demandé ce que signifie le mot de réalité, appliqué au monde matériel, et il a ainsi préparé la fameuse distinction kantienne du subjectif et de l’objectif dans la connaissance. — En somme, Berkeley est le moins sensualiste de tous ceux qui, élevés dans le sensualisme, en sont sortis plus tard. Dès ses premiers écrits, il ne pouvait admettre que notre foi à l’ordre de l’univers fût un produit de l’expérience ; il la faisait naître de la nature religieuse de l’homme. Après quelques années de solitude, on ses tendances originales purent se développer, il exposait dans le plus personnel de ses ouvrages, le Siris, des idées d’un idéalisme élevé, de plus en plus dégagé de toute préoccupation sensualiste.

Cette tendance domina en lui dans les derniers temps de sa vie ; elle donne un caractère de vraie grandeur à cette vieillesse calme dont on ne voit pas approcher la fin dans ce simple récit sans une sorte de serrement de cœur. De toute cette vie de travail et de bienfaisance, si énergiquement persévérante et si doucement résignée, aussi bien que de tous ces écrits inspirés par le plus noble désintéressement, ressort une vérité qui les domine et les éclaire, et qui a été pour Berkeley le mobile unique et l’unique consolation : il n’est pas un homme qui ne tienne entre ses mains une parcelle du bonheur de ses semblables.


A. BURDEAU.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.