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sur l’arche sainte, en débarrassant les écoliers d’un exercice purement mécanique et fastidieux. On n’a point ménagé les expressions, on a parlé de « la ruine des humanités et du renversement de la haute éducation intellectuelle en France : » ce n’est que puéril ; le sort du pays n’est compromis en rien parce que des enfans ne feront plus de vers latins boiteux et inintelligibles.

Loin de trouver cette circulaire trop radicale, quelques réformateurs ont estimé qu’elle était trop timide, qu’elle ne va pas jusqu’au but, et qu’au moment de l’atteindre elle hésite, se détourne et s’arrête. En effet, elle passe devant le discours latin, mais elle n’ose pas le renverser, et cependant elle laisse deviner ce qu’elle en pense. On dit que c’est se payer de mots, et qu’en réalité le discours latin, qui pouvait avoir sa raison d’être au siècle dernier à cause des vieux usages universitaires si longtemps conservés pour les examens, n’a plus rien à faire de notre temps ; on dit encore qu’il soumet l’élève à une sorte de casse-tête chinois sans profit, et que le dernier des portefaix romains de l’époque césarienne se pâmerait de rire en écoutant nos meilleures phrases latines. Sans être aussi absolu, on peut reconnaître que de nos jours il est bien difficile de parler latin. En effet, si le discours reproduit des idées modernes, on ne peut le faire raisonnablement, par l’excellente raison que les vocables font défaut[1], puisqu’il exprime des pensées, des considérations, des découvertes scientifiques que l’antiquité n’a point connues ; si au contraire le discours porte sur des idées anciennes, c’est nous qui sommes pris au dépourvu, car ces idées ne sont pas nôtres, nous ne pouvons nous en pénétrer, ni même nous les assimiler, par suite d’un fait dont on ne semble tenir aucun compte, à savoir que le christianisme a modifié la morale, la philosophie, la logique, c’est-à-dire la manière d’être de l’entendement humain. Aussi les métaphores imaginées par les élèves ne sont plus qu’une sorte de jeu d’esprit ; la télégraphie électrique devient « le fil forgé par Vulcain, tendu par Iris, sur lequel glisse la foudre, enfin domptée et obéissante, » et la montre est « l’aiguille intelligente qui répète les pulsations du cœur de Chronos. » Il est probable que l’université elle-même finira par renoncer à ce vieil usage ; tôt ou tard on reconnaîtra que, si la translation du français en latin est indispensable pour fixer dans l’esprit de l’enfant l’économie de certaines règles grammaticales, c’est la translation du

  1. M. Michel Bréal, dans son excellent livre, cite à ce sujet le début d’un thème qui mérite d’être rapporté. « L’humanité était un sentiment si étranger au peuple romain, que le mot qui l’exprime manque dans la langue. » Quelques mots sur l’instruction publique en France, p. 207.