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mensonges ; c’est un misanthrope, il a voyagé, il a vu les hommes, il en a pris

En haine quelques-uns et le reste en mépris.


Comme tout cela est logique ! Je ne parle pas de l’anachronisme qui place au temps de Corneille et de Richelieu, dans ces jours de sève où toutes les forces se déploient, un personnage à la Werther, un frère de René et d’Obermann, un ténébreux rêveur fatigué des hommes et de la vie. L’histoire fût-elle plus étrangement défigurée, on passerait condamnation, si la vérité des sentimens était respectée par l’auteur. Mais non, il n’a voulu qu’une chose : un thème de poésie, un motif de chants ou de clameurs, une occasion de faire gémir l’amour et crier la colère.

En cela du moins, il réussit à souhait. Didier est ridicule quand il agit ; quand il parle, il nous enchante. Pourquoi ce misanthrope défiant donne-t-il son âme à la première venue, et comment cette fille aux allures suspectes lui apparaît-elle avec une auréole de pureté ? Encore une fois, cela est inexplicable ; mais écoutez-le exprimer son amour, la mélodie de son langage vous ravira. Pourquoi se bat-il avec le marquis de Saverny, qu’il a sauvé d’un guet-apens ? Parce que Saverny a regardé Marion en la saluant. L’incident est brusque et l’invention est gauche, mais écoutez Didier dans la prison, voyez comme il se console en pensant à la mort et à la vie future. Quel mépris du corps ! quel spiritualisme confiant ! Ici du moins Didier est de son temps, non par le langage, mais par les idées ; il a pu lire le Discours de la méthode. Saverny a raison de dire à son compagnon de captivité : « Vous êtes philosophe, » et Didier justifie ce compliment quand il répond :

Que le bec du vautour déchire mon étoffe
Ou que le ver la ronge ainsi qu’il fait d’un roi,
C’est l’affaire du corps ; mais que m’importe, à moi !
Lorsque la lourde tombe a clos notre paupière,
L’âme lève du doigt le couvercle de pierre
Et s’envole…


Conduite absurde et langage excellent, pauvre tête et bouche d’or, voilà Didier. On peut dire la même chose de Marion Delorme et du marquis de Nangis. Leur action est presque toujours à côté du vrai, leur parole est le plus souvent expressive et touchante. Le marquis de Nangis, baron breton de quatre baronnies, baron du mont et de la plaine, capitaine de cent lances, a conservé certains privilèges féodaux, entre autres celui de marcher toujours accompagné d’une escorte armée. Quand ce digne homme croit que son neveu Saverny a été tué en duel, n’est-ce pas une idée puérile de nous le montrer en grand deuil, silencieux, accablé, errant au milieu des charmilles de son parc, et toujours suivi de ses neuf gens d’armes ? Gardez-vous d’en faire reproche à l’organisateur de la scène, ne croyez pas qu’il y ait là quelque souvenir de l’Opéra, le texte