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confondre toutes les prévisions, toutes les combinaisons de ceux qui, depuis des siècles, ont travaillé à constituer la puissance défensive de notre pays. Lorsque le génie de Vauban, après une étude profonde des conditions et des points vulnérables de la France, élevait ce qu’on a si souvent appelé la « frontière de fer, » de Dunkerque à Bâle ; lorsque notamment dans ces régions du nord il créait toutes ces places fortes qui ont sauvé deux fois l’intégrité française, en 1794 comme en 1712, — Condé, Valenciennes, Bouchain, Cambrai sur l’Escaut, — Maubeuge, Landrecies sur la Sambre, — Avesnes, Rocroi, entre la Sambre et la Meuse, — Givet, Mézières, Sedan sur la Meuse ; lorsque Vauban accomplissait toutes ces œuvres d’un art savant et prévoyant, il ne songeait qu’à opposer un front inexpugnable à une invasion venant par le nord. Tout était calculé dans ce sens : faire face à l’ennemi assaillant la frontière du nord, fermer les trouées au bout desquelles est Paris, en se ménageant en arrière comme une suprême ressource de défense toutes ces lignes stratégiques de la Marne, de l’Aisne, de l’Oise, de la Somme, fortifiées elles-mêmes de façon à pouvoir disputer le terrain et retarder la marche de l’envahisseur. C’est Landrecies qui sauvait la France au commencement du XVIIIe siècle en laissant à Villars le temps de ressaisir la victoire à Denain. C’est Maubeuge qui arrêtait l’invasion au mois d’octobre 1794 en laissant à Jourdan le temps d’aller vaincre Cobourg à Wattignies. C’est sur la Marne, sur l’Aisne, sur l’Oise que Napoléon, réduit à la dernière extrémité, prodiguait des miracles de génie qui faillirent faire reculer la coalition. C’est là en raccourci le rôle de ce vieux système défensif de la France. Qu’est-il arrivé cependant en 1870 ? Par une combinaison de fatalités meurtrières qui ne s’est jamais rencontrée à ce degré, même aux heures les plus critiques, même en 1814, tout s’est trouvé soudainement interverti. L’invasion, libre de se porter en avant après ses premières et décisives victoires, s’est vue en un mois de guerre dans cette position où c’était elle désormais qui pouvait se servir contre nous de ces lignes de la Marne, de l’Aisne, de l’Oise, — où elle pouvait prendre à revers les places du nord aussi bien que les Vosges. La destination de ces places du nord se trouvait par le fait annulée ou du moins transformée, et, chose nouvelle, la tête de défense contre l’ennemi de ce côté était maintenant non plus sur l’Escaut ou sur la Sambre, à Valenciennes ou à Maubeuge, mais sur un seul point de l’Oise, à La Fère, sur la Somme, à Péronne et à Amiens, ou à la petite citadelle de Ham. Voilà la situation.

Même dans ces conditions si étranges, si prodigieusement aggravées ou interverties, le nord pouvait être un puissant et efficace retranchement pour la défense, s’il y avait eu un noyau de force