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commandant Noisot dans une des chambres de sa maison. Dans ce projet de monument, l’empereur, raidi par la mort, est étendu sur la crête d’un rocher battu de toutes parts par les vagues ennemies. Il est mort, et bien mort, mais son aigle enchaînée est vivante au contraire, et, se comprenant abandonnée pour toujours de son maître, elle pousse des cris de désespoir à réveiller tous les échos de la terre. Le monument eût été fort beau encore, cependant nous croyons que Rude fit sagement d’abandonner cette idée. En s’arrêtant à ce premier et très matérialiste projet, il ne se fût pas élevé beaucoup au-dessus d’un Charlet et d’un Béranger ; en adoptant la conception idéale du second, il s’est élevé au niveau des plus illustres esprits, et il est resté au niveau de lui-même, car Rude est un grand artiste, un des plus grands dont ce siècle puisse se vanter, et sa place ne me semble pas avoir encore été marquée à son rang. Je n’ai pas besoin de rappeler des œuvres qui doivent être familières aux yeux de tout Parisien ; mais en parcourant ce petit musée Noisot où se rencontrent plusieurs modèles de ses statues, je reste frappé de la force et de la beauté intellectuelle de ses idées. Avec quelle intelligence et quel sentiment de la nature de Jeanne d’Arc il a représenté l’héroïne écoutant, l’oreille légèrement tendue en haut, les ordres des voix célestes ! Comme il a bien senti que la vraie grandeur de Jeanne est intérieure et doit être cherchée dans sa nature intime et non dans le personnage extérieur de la guerrière ! Et quelle adorable divinisation des formes de la jeunesse que ce Mercure d’une sveltesse et d’une élégance si accomplies qui se baisse rajustant son cothurne avant de reprendre son vol ! J’ai vu sous la loggia de’ Lanzi le charmant Persée de Benvenuto Cellini, tant admiré et à certains égards fort digne de l’être, et je n’hésite pas à dire qu’il y a dans le Mercure de Rude une tout autre noblesse et une tout autre harmonie. Mais que ce peu de mots suffise ; parler des œuvres de Rude qui sont autres que celle dont nous avons dû nous occuper nous retarderait trop longtemps.

En revenant de Fixin, je me suis arrêté un instant à Brochon pour y voir le manoir de Crébillon, dont j’ai eu la curiosité, pendant mon séjour en Bourgogne, de relire les tragédies, que j’espère bien ne plus ouvrir de ma vie, quel que soit le nombre d’années que me prête la nature. Il n’y a de remarquable à Brochon qu’un petit enclos de vigne, dit le clos de Crébillon, dont les produits étaient déjà, du vivant de ce roi de l’hiatus et des vers sans césure[1],

  1. J’en ai compté plus de cinquante où l’hémistiche n’est pas marqué. Il faut que le respect qu’inspirait à nos pères la forme de la tragédie fût bien grand pour qu’ils accordassent leur admiration à de semblables rapsodies. Chaque époque a son fétichisme, et nous en avons peut-être quelqu’un qui paraîtra tout aussi ridicule à nos neveux.