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somptueuses demeures. Il y apportait des manières embarrassées et « une figure rustique. » Il ne savait pas se mettre au goût du jour ; on nous dit qu’il arrangeait mal les plis de sa toge et que son soulier était toujours un peu grand pour son pied. Il était timide, silencieux, maladroit ; il rougissait au moindre mot. Le contact de tous ces beaux esprits, de tous ces gens du monde, l’a laissé le même, et jusqu’à la fin il est resté, selon l’expression de Macrobe, « un provincial, un fils de paysan, élevé parmi les broussailles et les forêts. »

Virgile n’eut donc, pour concourir à l’œuvre d’Auguste, ni à renier ses opinions, ni à faire violence à sa nature. Il trouvait en lui le germe de tous les sentimens que les réformes impériales voulaient donner ou rendre au pays. On ne peut pas affirmer pourtant que de lui-même il eût pris tout à fait la direction qu’il a suivie ou qu’il s’y fût engagé d’une manière aussi résolue, et que l’amitié d’Auguste, le désir de servir sa politique, n’aient exercé aucune influence sur lui. Ce qui le prouve, c’est que ses premières œuvres n’ont pas entièrement le caractère des autres ; à mesure qu’il avance, le patriotisme et la religion tiennent plus de place dans ses vers. N’est-il pas naturel, d’attribuer ce changement à ses relations avec le prince qui méditait de ranimer les anciennes croyances et de remplacer dans les cœurs le sentiment de la liberté par l’orgueil de la grandeur romaine ? Le talent de Virgile s’est développé conformément à sa nature, et dans ce développement naturel les inspirations de l’empereur n’ont pas été inutiles. La vie du poète nous prouve qu’il recevait volontiers l’impulsion des autres et se dirigeait par leurs conseils. Chacun de ses protecteurs (il en avait toujours quelqu’un) a laissé son empreinte sur l’un de ses ouvrages. C’est Pollion qui lui conseilla d’écrire les Bucoliques, et il était, quand il les composa, l’ami et l’obligé de Cornélius Gallus : on ne peut malheureusement pas nier qu’il ne s’y trouve quelque trace de ces beaux esprits maniérés qui adoraient et copiaient les Alexandrins. L’œuvre ne comportait pas de souvenirs patriotiques : les vieux Romains aimaient beaucoup la campagne, mais il n’était pas possible d’en faire des bergers comme ceux de Théocrite. La religion n’y tient aussi que fort peu de place ; à l’exception de la quatrième églogue dont il sera question plus tard et dans laquelle on trouve un vrai sentiment religieux, Virgile n’y emploie ordinairement les dieux qu’à la façon dont Ovide s’en sert, comme une machine poétique destinée à embellir le paysage. C’est ainsi que dans la dixième églogue, où il transforme en berger son ami Gallus, qui fut préfet de l’Égypte, il amène auprès de lui Apollon, Pan et Sylvain, qui viennent essayer de le distraire de sa douleur. Il agira plus tard autrement avec les dieux, et il leur garde un rôle plus