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l’inspiration directe d’Auguste. L’empereur fut de bonne heure dans la confidence du poète ; il connut d’avance les plus beaux morceaux de son œuvre, et, quand il était éloigné de Rome, qu’il ne pouvait pas les entendre lire par l’auteur, il le priait de les lui envoyer. Il ne prenait tant d’intérêt à ce poème que parce qu’il était entièrement conforme à sa pensée. Ovide l’appelait « votre Enéide, Æneis tua, » en écrivant à l’empereur. Ce dut être en effet le livre de prédilection d’Auguste, celui qui répondait le plus à ses intentions, qui servait le mieux ses réformes.

Tous les sentimens qu’il voulait inspirer aux Romains s’y retrouvent ; c’est d’abord le patriotisme le plus vif : jamais Rome n’a été célébrée avec autant d’enthousiasme, jamais peut-être elle n’a été plus sincèrement aimée que par ce poète, dont la famille n’était romaine que depuis quelques années. On en serait surpris, si l’on ne savait pas avec quelle facilité Rome faisait accepter sa domination par les fils de ceux qu’elle avait vaincus, et combien elle transformait vite en citoyens dévoués les étrangers qu’elle adoptait. L’Enéide devait aussi faire aimer les vertus antiques et surtout cette simplicité de mœurs qu’Auguste tenait tant à répandre. Virgile en donne le goût par les tableaux qu’il en trace. Est-il rien qui soit plus fait pour séduire que cette charmante création du vieux roi Évandre ? Elle appartient tout entière au poète : les traditions représentaient ce roi comme un fort méchant homme, qui avait tué son père ; il est chez Virgile le type accompli des bons princes de l’âge d’or et du siècle de Saturne. Il habite une cabane d’où l’on voit les bœufs paître dans les herbages du forum ; c’est le chant des oiseaux qui l’éveille le matin, et il n’a d’autre garde que deux gros chiens lorsqu’il va voir Énée. On sait les belles et simples paroles qu’il lui adresse quand il le reçoit dans son palais rustique : Fénelon nous dit qu’il ne pouvait pas les lire sans pleurer.

Mais Virgile aida surtout Auguste dans les efforts qu’il fit pour restaurer l’ancienne religion romaine. L’Énéide est avant tout un poème religieux : on s’expose à le mal comprendre, si l’on n’en est pas convaincu. Ce caractère avait beaucoup frappé les savans de l’antiquité. Virgile était pour eux ce qu’était surtout Dante pour les Italiens du XVe siècle, « un théologien qui n’ignore aucun dogme. » On citait ses vers, on s’appuyait de son nom quand on discutait quelque question embarrassante qui concernait les pratiques du culte ou le droit pontifical. Il avait dit, dans ses Géorgiques, qu’il était permis de mener baigner les troupeaux dans les fleuves pendant les jours de fête ; Varron pensait au contraire qu’on n’en avait pas le droit parce qu’il ne faut pas déranger les nymphes un jour de repos. Entre les affirmations de Varron et celles de Virgile, les savans restaient indécis, et l’autorité du poète balançait celle du grand