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précisément ces habitans des contrées amollies de l’Asie-Mineure pour lesquels Rome ne déguisait pas son mépris. Il était d’usage. qu’on ne leur épargnât aucune raillerie, et, pour être sûr d’amuser un moment la populace du Forum, on n’avait qu’à se moquer d’eux. On disait de quelqu’un qu’on regardait comme le plus méchant des hommes : « C’est le dernier des Mysiens ; » on ne pouvait rien imaginer au-delà. C’étaient des proverbes qu’on répétait partout et que Cicéron reproduit avec complaisance, « qu’on pouvait tout se permettre sans danger sur un Carien, et qu’un Phrygien : battu devenait meilleur. » Virgile a cédé lui-même une fois à ces préjugés populaires ; dans un des passages de son poème qui semblent écrits avec le plus de verve, un Italien, après avoir fait un magnifique éloge des mœurs rudes et honnêtes de son pays, oppose à ce tableau celui des vices des Phrygiens. « Vous autres, leur dit-il, vous avez des vêtemens qui brillent des couleurs du safran et de la pourpre, les loisirs paresseux vous plaisent ; vous aimez à perdre le temps à des danses, vous portez des tuniques aux longues manches, des mitres aux bandelettes flottantes… Entendez-vous les tambours et les flûtes de la déesse de l’Ida qui vous appellent à ses fêtes ? Gardez-vous de toucher aux épées, laissez le fer aux braves ! » Ces efféminés étaient pourtant, d’après les traditions que suivait Virgile, les conquérans du Latium et les véritables ancêtres des Romains. C’était la grande difficulté du sujet qu’il avait choisi ; mais il a vu le péril, et voici comment il a su l’éviter. Il n’a pas représenté l’entreprise des Troyens comme une de ces invasions dans lesquelles un peuple entier vient s’établir sur une terre voisine, exterminant ceux qui l’occupent et fondant une nation nouvelle avec des élémens tout à fait étrangers. S’il avait fait ainsi, il aurait blessé l’opinion publique et soulevé contre lui la colère des patriotes ; il a montré au contraire ces envahisseurs absorbés par les peuples qu’ils ont vaincus et finissant par perdre dans ce mélange leur existence et leur nom. Au douzième livre, Junon, forcée de consentir à la mort de Turnus, demande à Jupiter des compensations. Elle veut que le Latium reste ce qu’il est, qu’il ne perde ni sa langue ni ses usages, et qu’il soit bien accepté d’avance que Rome ne devra sa fortune qu’au courage des Italiens. Quant aux Troyens, perdus dans la masse de leurs alliés nouveaux, ils disparaîtront. Troie, toute victorieuse qu’elle paraît, est destinée à périr encore, et cette fois pour ne plus renaître. Il est donc entendu que l’élément phrygien doit se fondre dans l’élément latin, que ce mélange n’altérera pas la nationalité italienne, que Rome peut continuer à faire honneur de sa grandeur et de sa gloire à ceux quelle aime à regarder comme ses véritables aïeux ; mais alors que sont venus faire en Italie Énée et ses compagnons, et pourquoi les destins