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il obéit malgré ses répugnances et s’immole aux ordres du ciel. C’est à ces signes que se reconnaît le héros d’une épopée religieuse. Son peu de goût pour le rôle qu’on lui impose ne fait que mieux ressortir son obéissance, qui est la première vertu d’un dévot. Il peut nous sembler qu’un autre que lui serait plus propre à le remplir ; mais qui sait si son insuffisance même n’a pas été pour les dieux une raison de le choisir ? Leur volonté est plus manifeste, leur force paraît mieux, leur triomphe leur appartient davantage quand l’instrument dont ils se servent est moins proportionné aux résultats qu’ils en tirent. Leurs desseins d’ailleurs ont quelquefois de ces caprices que l’homme ne peut pas pénétrer. — N’est-ce pas à peu près ainsi que, pour un janséniste convaincu, la grâce procède par des chemins inconnus, et qu’elle appelle qui elle veut sans paraître se préoccuper des goûts et des aptitudes de l’élu qu’elle a choisi ?

On adresse généralement beaucoup de critiques au caractère d’Énée ; il n’y en a qu’une qui me semble tout à fait méritée : il manque d’unité, il est composé d’élémens divers qui ne sont pas toujours bien fondus ensemble. Il y a d’abord chez lui le héros épique qui fait de grands exploits, et qui s’en vante, qui dit fièrement à l’ennemi qu’il vient de frapper : « Tu meurs de la main du grand Énée. » Tout ce côté héroïque et homérique du personnage nous surprend beaucoup, et nous plaît médiocrement. Il est mieux dans sa nature quand il se contente d’être ce qu’il est en réalité, le héros d’un poème religieux. Il n’a plus alors de ces attitudes provocantes, de ces airs insolens, de ces violences ou de ces cruautés qui lui viennent de l’imitation d’Achille et d’Ajax. Il est modeste dans ses paroles, comme il sied à un « échappé du glaive des Grecs. » Il sympathise aux douleurs humaines, il ne compte pas sur la fortune. Il sent qu’il porte le poids d’une triste destinée. Le passé lui rappelle des pertes cruelles, l’avenir lui garde d’amères douleurs. Cependant ses malheurs immérités n’ébranlent pas sa résignation, et ne lui arrachent jamais un cri de révolte. A chaque coup qui le frappe, il tend les bras au ciel. Il est plein de respect pour tous les dieux, même pour ceux qui le maltraitent. Jamais il ne lui arrive de se plaindre de Junon, qui le poursuit d’une haine implacable, et, au moment même où elle vient de soulever les enfers contre lui, il immole en son honneur la laie blanche avec ses trente petits. Il a près de lui ses lares, qu’il prie le matin en s’éveillant. Il sait toutes les prescriptions de la loi religieuse, et même dans les circonstances les plus graves il n’en omet aucune. Au milieu de Troie en flammes, quand il s’agit de sauver ses dieux domestiques qui vont brûler, il est pris tout à coup d’un scrupule : il songe qu’il vient de se battre, qu’il a du