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Rouen un officier qu’il connaissait, M. de Beaumini, attaché à l’état-major de M. Estancelin. On allait aussitôt ensemble chez le commandant des gardes nationales de la Normandie. Quelle que fût sa bonne volonté, M. Estancelin faisait remarquer au duc de Chartres que le gouvernement ne tolérerait pas sa présence dans l’armée française, que son nom était un obstacle à la réalisation de son désir. — « Que m’importe mon nom ? dit le prince ; je veux me battre pour mon pays ; si vous ne voulez pas de moi, je trouverai des officiers de francs-tireurs moins difficiles, et j’irai me faire casser la tête avec eux. » Alors on concertait cette pieuse fraude de patriotisme qui est devenue, comme on l’a dit, une des légendes de la guerre. Le duc de Chartres disparaissait, il ne restait plus que le capitaine Robert le Fort né en Lorraine, établi lui-même en Amérique et venu tout exprès pour prendre du service. Dès le lendemain, le capitaine Robert le Fort allait prendre le commandement des guides de la Seine-Inférieure dans la forêt de Lyons, aux avant-postes, où il passait près de deux mois, se battant en soldat qui avait fait la guerre en Italie et aux États-Unis, montrant autant de zèle que de coup d’œil, prenant rapidement, par sa bonne grâce, par son intrépidité, un véritable ascendant sur tous ceux qui l’entouraient, qui reconnaissaient très volontiers sa supériorité, et qui l’aimaient sans le connaître. Le secret devait rester entre M. Estancelin, le colonel Hermel, son chef d’état-major, et M. de Beaumini ; il a été gardé jusqu’au bout.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que pendant cinq mois de guerre rien n’ait trahi ce mystère du dévoûment patriotique d’un jeune prince abdiquant son nom et son rang pour servir obscurément son pays, On répétait un peu partout, il est vrai, que le duc de Chartres était en France, même qu’il était en Normandie. Les journaux étrangers racontaient toute sorte d’histoires. Personne ne savait la vérité, sauf ceux qui ne la disaient pas. À cette époque, un personnage allemand se rendait chez le duc d’Aumale à Londres, et il lui demandait s’il était vrai que le duc de Chartres fût en France, où il se trouvait, sous quel nom il servait ; c’était un envoyé de la reine de Prusse qui désirait savoir ces détails pour que le prince pût être traité avec égard, s’il avait le malheur d’être pris ou de tomber blessé aux mains des Allemands. Le duc d’Aumale répondait qu’en effet son neveu était vraisemblablement en France, on ne savait où, que certainement il faisait son devoir là où il était, et qu’il n’avait rien de plus à désirer que de suivre la fortune de tous les soldats français exposés comme lui. Plus d’une fois cependant le duc de Chartres avait à passer par de dangereuses épreuves. Un jour, étant en service à Rouen pour quelques heures, il dînait chez