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renferme le plus grand nombre de ces figures vivantes ; les compagnons d’Énée sont en général beaucoup plus ternes. Le poète ne l’a peut-être pas fait sans dessein. Il n’était pas mauvais, pour qu’on vît mieux la main des dieux dans les événemens, que celle de l’homme n’y fût pas trop apparente, et la médiocrité générale des vainqueurs rendait plus éclatant le triomphe de la volonté divine.


III

Après avoir établi que l’œuvre de Virgile, par le choix du sujet et le caractère des personnages, était surtout religieuse, il est naturel de se demander de quelle manière il entendait la religion. Pour savoir exactement quelles étaient ses croyances, il ne suffit pas de dire qu’il était attaché au culte de son pays. Comme ce culte imposait surtout des pratiques, qu’il ne contenait pas une doctrine précise et des dogmes rigoureusement définis, il laissait à chacun plus de liberté de penser des dieux ce qu’il voulait ; il s’ensuit qu’alors la religion, sous une apparence d’uniformité, était tout à fait personnelle et pouvait changer d’un homme à l’autre.

Celle de Virgile, comme de la plupart de ses contemporains, se compose d’élémens divers qu’il emprunte à des époques et à des nations différentes. Son olympe contient des dieux de tout âge et de tout pays. On y trouve les vieilles divinités italiques, Janus aux deux visages, Pilumnus, l’inventeur de l’engrais, Picus, revêtu de la trabée et tenant à la main le petit bâton des augures à côté de l’orientale Cybèle avec sa couronne de tours et du Grec Apollon, qui porte son arc ou sa lyre. Dans ce mélange, le passé tient d’abord une grande place. Ces vieux mythes, qui remontaient aux premiers jours de l’humanité, plus ou moins dénaturés par l’âge, ont été jusqu’à la fin le fond des religions antiques. Virgile, qui aimait tant l’antiquité, devait plus qu’un autre leur faire une large part dans ses croyances. Aussi prend-il plaisir à rappeler les anciennes légendes de son pays ; son merveilleux est ordinairement celui de l’Iliade et de l’Odyssée. Il ne lui était pas possible de faire autrement, quand il l’aurait voulu. Non-seulement comme poète il trouvait un grand avantage à modeler ses dieux sur ceux d’Homère, à les faire agir et parler comme eux, mais ses lecteurs n’en auraient pas facilement accepté d’autres. Ceux-là s’étaient imposés depuis longtemps à l’imagination de tout le monde. Les mythologies des peuples les plus différens avaient subi à la longue l’influence de celle des Grecs, et à peu près toutes, après plus ou moins de résistance, s’étaient accommodées de quelque façon à cet admirable idéal. La poésie avait produit alors quelques-uns des effets qu’on obtient aujourd’hui avec des confessions de foi et des symboles. Les