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termes fort distingués. Le chaudron mis sur un bon feu commence à chanter, non pas d’une voix de pot cassé, mais en cadences à grand effet qui réjouissent l’auditoire.

En France malheureusement tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Les anciens avaient le sentiment plus délicat, trop délicat pour admettre qu’un vase qui leur avait servi pendant des années pût s’en aller prosaïquement en morceaux, jeté contre une borne ou échouant contre la margelle du puits. Il y avait dans ce temps-là des rapports bien plus intimes entre l’homme et la chose qu’il n’en existe de nos jours. La poterie faisait partie de la famille. Quand l’amphore prenait de l’âge, on l’appelait vieille fille, on la traitait comme une parente, — un peu éloignée par exemple. Et quand, après une longue et pénible carrière, ses anses ne tenaient plus et que ses parois se défonçaient au moindre choc, on ne disait pas : l’amphore est cassée, on disait : elle est morte. Ce jour était un jour de deuil, aussi profond que si on avait perdu une aïeule vénérée. Parfois aussi on avait une mort prématurée à déplorer ; quelque accident imprévu abrégeait les jours d’une jeune cruche qui avait donné beaucoup d’espérances. Dans les Grenouilles d’Aristophane, Bacchus s’écrie tristement : « Hélas ! le gobelet que j’ai acheté l’an dernier vient de trépasser. »

En résumé, nous avons là toute une classe d’objets en apparence inanimés qui ont la structure de l’homme, ses facultés, ses vertus, ses vices, qui parlent, qui rient, qui boivent, qui meurent comme lui. Qu’est-ce qui les empêcherait de sauter à bas du buffet où ils sont rangés proprement, coquettement, selon leur taille, et de devenir chair et os, alors que le moindre coup d’aile de la fantaisie grecque peut opérer ce miracle ? L’esprit populaire et les poètes comiques ont su résoudre le problème en traitant certains ivrognes d’amphores, de bouteilles, d’outres à vin, absolument comme Shakspeare appelle son Falstaff une tonne d’homme. De nos jours encore, les pots fêlés sont ceux qui durent le plus, en prodiguant tous les soins possibles à leur santé compromise, et nos pots sans anses, que l’on ne sait par où prendre, sont toujours aussi difficultueux et aussi pointilleux que du temps de la comédie attique.

Un genre de vases grecs était désigné sous le nom d’adolescent, d’autres s’appelaient l’eunuque et l’homme adultère. Un petit vase à boire passait pour être le fils de la gorge ; un gobelet inventé par Thériklès de Corinthe reçut du poète la belle épithète d’enfant de Thériklès. Bien des fois les noms propres de personnes furent empruntés à la nomenclature de la vaisselle ; nous connaissons des hommes, voire des demi-dieux, appelés Céramus, Stamnius, Arsus, Cylix, Cyathus, Cantharus, des femmes du nom d’Orca et de Cotyla. On sait que les grandes jarres dont se servent nos paysans et nos matelots portent le nom de dames-jeannes. « Elle est