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sentiment religieux, celle d’un Dieu vivant, conscient, adorable. Laissons à la métaphysique, si jamais elle y parvient, le soin de préciser le rapport de l’unité créatrice avec la pluralité des forces et des êtres qui constitue le monde. M. Strauss reconnaît lui-même que l’univers est source de tout bien, de toute vérité, de toute justice ; il dit ailleurs que son développement tend à cet idéal. Sainte substance indéfinissable, qui fais jaillir de ton sein le progrès et la raison, qui travailles à réaliser l’idéal par le développement des choses, que tu as de puissance, de sagesse et d’esprit, et comme au fond tu ressembles au bon Dieu que les bonnes gens adorent !


V

Dans la dernière partie de son manifeste, M. Strauss passe à l’application pratique. Il s’agit de savoir comment de nos jours il faut régler et remplir sa vie. Sans se souvenir des thèses matérialistes énoncées dans les chapitres précédens, il admet la réalité d’une aptitude morale sui generis en l’homme. Quel rapport y a-t-il entre un cerveau, quel que soit le nombre de ses circonvolutions, et l’impulsion qui fait que l’animal humain vit pour autre chose que son bien-être physique, c’est ce qu’on oublie de nous dire. En admettant que la vie des premiers hommes, à peine éclairés par le crépuscule de l’intelligence, ait été d’abord purement égoïste, et que, l’aurore de la moralité ait coïncidé avec l’expérience des maux dérivant de la violation de l’ordre moral, cela ne nous explique en aucune façon comment le sens moral individuel a pu se former. Je peux parfaitement concevoir que l’intérêt général et permanent ait pour condition fréquente le sacrifice de mon intérêt personnel et passager ; mais, tant qu’on ne fera pas intervenir autre chose que le calcul intéressé dans mes mobiles d’action, je défie qu’on me prouve qu’il importe à mon bonheur de faire abnégation de mes désirs particuliers. Nous renonçons à la tâche de relever toutes les incroyables faiblesses de cette psychologie. Nous entrons sur le domaine pratique, et c’est pour éprouver de nouveau ce genre de déception que l’on subit quand, d’un principe en lui-même légitime, on arrive à des applications bizarres et continuellement paradoxales.

M. Strauss est dans le vrai lorsqu’il part de l’idée que l’homme de nos jours a autre chose à faire qu’à remplir sa vie de pratiques dévotes, comme faisait l’homme du moyen âge. Il faut qu’il déploie pleinement et largement les tendances élevées de sa nature, qu’il se dirige « conformément à l’idée du genre, » formule hégélienne,