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LA MORT D’ALI PACHA.

dra. » Telle fut longtemps la loi, telle est peut-être encore la morale de l’Albanie. En s’y conformant de bonne heure, Ali fit preuve d’une audace plutôt que d’une perversité précoce. À l’âge de quatorze ans, aidé de quelques vagabonds, il avait volé un troupeau de chèvres ; à vingt-quatre, il occupait un rang distingué parmi les beys du pays. En 1787, on lui confiait, dans la guerre que la Porte soutenait alors contre l’Autriche, un commandement important. Les services qu’il rendit dans cette campagne lui valurent le pachalik de Tricala, en Thessalie. Sur ces entrefaites, le pacha de Janina vint à mourir et laissa son gouvernement en proie à des dissensions sanglantes. Ali leva des troupes, franchit la chaîne du Pinde et tomba comme un vautour au milieu des compétiteurs ; quelques jours après, il entrait dans Janina. Gagnée par ses présens, la Porte, vers la fin de 1788, consentit à reconnaître cette usurpation, et lui imprima le sceau de l’autorité légitime. Dès ce moment, Ali n’eut plus qu’une pensée, agrandir ses domaines et anéantir les chefs qui eussent été tentés de suivre son exemple. La politique profondément habile de Venise aurait contrarié ses projets ; la révolution française déblaya devant lui le terrain en faisant disparaître la puissance qui lui aurait jusqu’à la dernière heure contesté l’accès de la mer. Ali trompa successivement la France, la Russie, l’Angleterre ; c’était jeu d’enfant pour un Albanais. Dès 1804, il avait élevé le chiffre de ses revenus à 10 ou 12 millions de francs ! Ses moyens de gouvernement étaient simples. « Les Albanais, disait-il, me regardent comme un être extraordinaire. Voici les trois prestiges que j’emploie pour me les attacher : l’or, le fer et le bâton. Avec cela, je dors tranquille. » Il ne disait pas tout : au besoin, l’astucieux despote savait employer aussi la flatterie. L’amour-propre a autant de prise que la cupidité sur le cœur d’un Albanais. « Je connais votre courage, écrivait Ali aux capitaines souliotes, et j’ai grand besoin de votre secours. Rassemblez tous vos palikares, et venez me joindre. Votre paie sera double de la paie que j’accorde à mes Albanais, car je sais que votre valeur est supérieure à la leur. » C’est ainsi qu’il trouva des traîtres jusque parmi ses ennemis chrétiens, et qu’après quinze ans de diplomatie et de guerre il parvint à faire régner, à la façon de Rollon, le bon ordre dans son pachalik. Quand les voyageurs s’indignaient au récit de ses injustices, de ses perfidies, de ses férocités, il se rencontrait toujours à sa cour quelque philosophe pour tempérer leur exaltation.

« La conduite du pacha, disait-il, vous paraît atroce. Je le conçois ; mais, il y a dix ans, si vous étiez venu dans la basse Albanie, vous y auriez été assassiné ou vendu comme esclave par ces mêmes gens qui vous servent aujourd’hui d’escorte, et qui vous offrent avec