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roi ; mais entre Grégoire VII et Henri IV les situations étaient fort inégales, et pour la qualité des personnes et pour la cause en litige. D’un côté, c’était un jeune prince de vingt-trois ans, mal élevé peut-être, ignorant à coup sûr, n’ayant que la fierté d’un sang illustre, dépourvu d’expérience politique, mais pénétré du sentiment des échecs infligés à sa majesté souveraine ; battu en brèche par les moines, qui étaient les maîtres des entraînemens populaires, trahi par la grande noblesse d’un pays de féodalité, n’ayant pour lui que le corps épiscopal, intéressé au maintien des abus, et par cela même odieux dans l’opinion ; dépourvu du prestige qui commande l’obéissance et le respect. En face de ce champion royal, indécis, impuissant, à demi découronné, se posait un pape énergique et redouté, armé des foudres de la foi, rompu aux affaires et au maniement des hommes, résolu à tout pour triompher des obstacles, disposant de la puissance formidable de la conscience humaine, et obéi par une armée admirablement disciplinée. Quant à la cause en litige, la fatalité avait mis le mauvais rôle du côté du roi ; c’était la résistance des simoniaques et du clergé concubinaire qu’il protégeait, et la question de l’indépendance politique de l’état disparaissait sous le masque hideux des concussions impies et de l’immoralité publique du clergé féodal. Aussi penserais-je volontiers que Grégoire VII, sentant sa force et connaissant la faiblesse de son adversaire, que je veux croire présomptueux et dissimulé, a cru n’avoir pas besoin de croiser le fer avec Henri IV, et qu’il suffisait de le livrer à la révolte d’un peuple mutiné pour en avoir raison. C’est, à mon avis, ce qui explique la temporisation de Grégoire et l’espèce de magnanimité dont il s’est donné le mérite au début de son pontificat. Il me semble entendre un de ses successeurs regardant passer des hautes tours de Viterbe l’armée de Conradin, et s’écriant avec une douteuse pitié : le malheureux jeune homme, il court à la boucherie. Le justicier du pape était alors Charles d’Anjou ; au temps de Grégoire VII, c’est le peuple de Saxe et l’ordre monastique d’Allemagne. La grande révolte de 1274 a eu ses historiens contemporains et passionnés[1]. Les chroniques de cinquante couvens nous ont transmis les impressions populaires de l’époque avec les infamies que les partis se renvoyaient avec un infatigable acharnement, et tel a été l’effet de ces calomnies qu’elles ne sont point encore effacées de la mémoire des hommes. Au XVIIIe siècle même, un respectable moine de Saint-Blaise, dans la Forêt-Noire[2], ressentait l’influence des violentes accusations du

  1. Voyez le De Bello saxonico, du moine Brunon, dans Ereher (Script, rer. german., I, p. 171. et suiv.), qui a réuni tous les pamphlets relatifs à cet événement.
  2. Voyez dom Gerbert, De Rudolpho Suevico, 1785, in-4o, p. 13, et les extraits du fougueux Gerhoh, dans Pertz, XVII, p. 446-47.