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leur constitue une supériorité dont ils sont fiers, et peut-être pensent-ils sincèrement qu’il faut un génie particulier pour réussir à percer les ténèbres dont ils sont enveloppés et pour parvenir à s’assimiler quelques notions des choses de ce bas monde. On doit aussi reconnaître. dans ce défaut l’effet d’une réaction naturelle contre la commisération dont ils sont l’objet ; ils s’irritent de ce sentiment de pitié qu’ils inspirent, et exagèrent parfois la résistance jusqu’à soutenir qu’ils sont heureux sans réserve, et qu’ils ne regrettent rien. Pour quelques-uns d’entre eux, cette vanité se double d’entêtement ; souvent, lorsqu’un aveugle s’est entiché d’une idée, si sotte, si impraticable qu’elle soit, il n’en démordra plus. Je m’étonnais de ces dispositions d’esprit chez des enfans qui, dans presque toutes les circonstances de la vie, ont besoin d’une aide extérieure ; un homme qui les connaît bien me répondit : « Cela est naturel, ils ne peuvent changer de manière de voir. »

La maison est admirablement chauffée ; on est parvenu à y entretenir une température douce, tiède et toujours égale. Cela est indispensable pour des aveugles : s’ils ont froid. aux mains, ils n’y voient plus, — ce sont leurs doigts qui sont leurs yeux. Quelques-uns sont arrivés à posséder un tact d’une délicatesse extraordinaire. Nous avons tous remarqué que dans l’obscurité le sens du toucher est plus développé que pendant le jour, comme si la nature elle-même venait à notre aide par une sorte d’ingénieuse substitution ; chez les aveugles, cette interversion prend parfois les proportions d’un phénomène. Ils jouent facilement aux dominos, aux cartes, aux dames ; un signe saillant à peine perceptible pour nous leur permet de s’y reconnaître à coup sûr. On a dit que quelques-uns étaient assez habiles pour pouvoir distinguer la couleur de différens écheveaux de laine en y passant la main : le fait n’est pas impossible, car chaque nuance modifie le tissu d’une façon appréciable ; mais je n’ai point été témoin d’une telle expérience. Je sais seulement qu’il suffit à un aveugle de palper du doigt une montre ordinaire pour indiquer immédiatement l’heure, et de poser la main sur le bras d’un de ses camarades pour désigner celui-ci par son nom. C’est là le toucher spécial qui est exercé avec un soin persistant à l’institution : on le régularise, on le dirige en vertu de théories qui sont le résultat d’une longue expérience, et l’on parvient à de véritables tours de force ; mais il y a aussi ce qu’on peut appeler le toucher général, qui, pour les objets placés à distance, correspond très exactement à la vue : sous ce rapport, il existe parmi les aveugles des myopes et des presbytes comme parmi les voyans. Souvent dans les couloirs de l’institution, apercevant un élève qui venait vers moi, je me suis arrêté immobile, afin d’éviter de le prévenir de ma présence. L’enfant marchait droit