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Nivernais, il faut achever le voyage, et gravir jusqu’à la terrasse du château ou mieux encore monter jusqu’au faite de la fameuse tour. De l’un et l’autre de ces deux points, l’œil embrasse l’étendue entière de la vallée de la Loire entre les collines du Berry et les montagnes du Morvan. C’est un immense verger sans clôture, qu’on dirait transformé en parc du côté du Berry, laissé à l’état de libre prairie du côté du Nivernais, et dont les routes blanches bordées de peupliers semblent les allées sablées et les villages épars les fermes isolées. Aucun bruit ne monte de cette vaste plaine ; c’est le silence et le repos de la Loire, le moins loquace et le plus indolent des fleuves. Cette Loire aux calmes eaux est vraiment le plus parfait symbole d’indifférence que j’aie vu. Soit qu’elle traîne ses eaux paresseuses sur son lit de sables alternativement altérés ou noyés, soit qu’elle submerge ses rives, elle traverse la vallée comme étrangère au spectacle qu’elle baigne. Les îles qu’elle a créées de toutes parts comme en dormant, elle les inonde avec une sorte de songeuse apathie ; elle fertilise sans amour, elle détruit sans colère, c’est une mère qui met au jour et voue à la mort des enfans qu’elle ne connaît pas. Rien n’est mieux fait pour justifier la triste opinion des philosophes qui veulent que notre monde ne soit qu’une coordination d’élémens aveugles qui trouvent leur équilibre par la force fatale des choses. Ces rives qu’elle daigne à peine effleurer, et qu’en certains endroits elle ne visite même pas une fois peut-être par année, sont aussi charmantes que si elles étaient caressées avec tendresse ; pourtant il y règne une légère pointe de mélancolie comme si elles se sentaient orphelines, ou éprouvaient de cette indifférence un petit sentiment de souffrance. Le paysage du Nivernais, à la fois brillant et frêle, se distingue par un éclat de verdure d’une vivacité singulière, gai à l’excès, et cependant marqué d’une nuance de pâleur qui fait courir sur la riante vallée comme un zéphyr de tristesse, pâleur peut-être due en partie à l’abondance des peupliers, des saules et des autres arbres au feuillage tendre. On dirait un de ces aimables adolescens qui portent en eux le germe caché d’une maladie lointaine, ou mieux encore une de ces personnes dont la beauté, toute à l’épiderme, consiste dans l’éclat du teint et la finesse des tissus. C’est en effet à l’épiderme qu’est le charme de ce paysage ; ce qui en est beau, c’est la surface plutôt que la structure, et ce qui en séduit, c’est la couleur plutôt que la forme.

Sancerre est aujourd’hui une petite ville d’une couleur gris brunâtre assez désagréable à l’œil, — quelque chose comme la couleur qui résulterait d’un mélange de poussière et de brique pilée, — dont les constructions d’architecture maussade, surannée sans être ancienne, seraient peu faites pour parler à l’imagination,