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passionnée. Demeurée veuve bientôt après, l’intimité entre elle et le pontife se resserra toujours davantage. Elle lui donnait asile au château de Canosse lorsque Henri IV, éperdu, vint demander l’absolution de la redoutable sentence dont Grégoire l’avait frappé. Si elle fut bonne parente en cette occurrence, il est permis d’en douter ; mais, l’ardeur de sa dévotion lui montrant le droit chemin du côté de Grégoire, elle y resta fidèle. Pourquoi faut-il ajouter, pour rester vrai, que ce grand esprit, tenant trop peu de compte des convenances d’une situation délicate, ne refusa point la donation secrète que Mathilde voulut faire à cette époque de ses états et domaines au saint-siège ? Nous aurons occasion d’y revenir[1]. Depuis lors, Mathilde a rempli son siècle du bruit de son nom ; le moyen âge l’appela la grande comtesse. Elle a été d’une part l’objet des plus enthousiastes éloges, et d’autre part livrée aux injures et aux outrages. Au siècle dernier, l’érudition s’est épuisée à éclairer son histoire, encore entourée de beaucoup d’obscurités[2] ; à côté de Leibniz et de Muratori, remarquons Fiorentini et notre Saint-Marc[3]. De nos jours encore, un écrivain trop tôt enlevé aux lettres, qu’il honorait, lui a consacré un volume écrit avec esprit[4], mais où le dithyrambe l’emporte sur le jugement impartial et calme de l’histoire. Dévouée à la cause des papes, elle a fait échec à la puissance impériale, quelquefois triomphé d’elle, soutenu avec une affection filiale Grégoire VII et Urbain II, et bravé, pour servir leur intérêt, tous les scrupules, toutes les délicatesses et tous les périls. Aussi affectionnée qu’inconsidérée, elle attacha son nom à une lutte héroïque en

  1. Cette donation est un détail tout humain dans la grande histoire de Grégoire VII. Elle a exposé l’austère pontife aux coups de fouet de Voltaire. Que de faiblesses dans ce fatal château de Canosse ! « Avouons, dit Voltaire, que Grégoire eût été un imbécile, s’il n’avait pas employé le profane et le sacré pour gouverner cette princesse et pour s’en faire un appui contre les Allemands. Il devint son directeur, et de son directeur son héritier. » J’aurais voulu que l’auteur du Dictionnaire philosophique, v° GREGOIRE VII, n’ajoutât point, en s’inspirant des pamphlets du temps : « Je n’examine pas s’il fut en effet son amant, ou s’il feignit de l’être, ou si ses ennemis feignirent qu’il l’était, ou si dans ses momens d’oisiveté ce petit homme très pétulant abusa quelquefois de sa pénitente, qui était femme, faible et capricieuse : rien n’est plus commun dans l’ordre des choses humaines ; mais, comme d’ordinaire on n’en tient point registre,… comme ce reproche n’a été fait à Grégoire que par ses ennemis, nous ne devons pas prendre ici une accusation pour une preuve ; c’est bien assez que Grégoire ait prétendu à tous les biens de sa pénitente sans assurer qu’il prétendit encore à sa personne. »
  2. Le principal document contemporain que nous possédons sur Mathilde est sa biographie écrite en vers latins par son chapelain Denis ou Donizo, publiée imparfaitement d’abord par Leibniz et par Muratori, et avec une exactitude complète par M. Bethmann, dans Pertz, t. XII. M. Renée n’a point connu cette dernière édition.
  3. Fiorentini, Memorie della gran contessa Matilda, etc. Lucca 1756, 2 vol. in-4o. Saint-Marc, t. IV, p. 1194 à 1316.
  4. La grande Italienne, Mathilde de Toscane, par M. Am. Renée, in-8o ; Paris 1859.