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maîtresse, dominant les routes de Versailles aussi bien que les murs de Paris, et le résultat s’aggravait encore de toutes les exagérations, de toutes les excitations qui se répandaient aussitôt dans la grande ville, de cette idée de la démoralisation de l’armée qui s’attachait à cette malheureuse affaire. L’épreuve était réelle, et on y ajoutait le trouble de l’imagination. On vivait sous une de ces impressions maladives qui se composent d’exaspération et de défiance. Rien ne peint mieux l’état moral de Paris dans cette journée que cette anxiété d’un instant partagée par les chefs militaires eux-mêmes, cette crainte d’une irruption de l’ennemi sur les remparts, et depuis en effet, au camp des vainqueurs comme au camp des vaincus, au souvenir d’une occasion semblable perdue par les Anglo-Français devant Sébastopol, on s’est bien souvent fait cette question : pourquoi les Prussiens n’essayaient-ils pas le 19 septembre d’entrer de vive force dans Paris ?

C’est là peut-être l’éternelle méprise de ceux qui croient que l’audace suffit à tout ou qui mettent leur imagination à la place des faits. Certainement les Prussiens auraient tenté l’aventure, s’ils avaient cru le pouvoir, et s’ils ne l’ont pas fait, c’est qu’ils ne le pouvaient pas, c’est que ce n’était pas aussi simple qu’on le croit. Était-il donc si facile de se jeter sur une ville comme Paris pour l’enlever d’un seul coup, par une sorte de surprise ? Sans être aussi efficacement protégés par des tranchées et aussi puissamment armés qu’ils l’ont été plus tard, les forts avaient déjà tout ce qu’il fallait pour se faire respecter, pour briser une attaque de leur feu ou pour la rendre tout au moins singulièrement meurtrière. Ils auraient fait mentir M. de Bismarck, qui affectait plus de confiance qu’il n’en ressentait peut-être, ou qui parlait fort à la légère lorsqu’il disait à M. Jules Favre que, si on le voulait, on prendrait un fort en quatre jours. L’enceinte elle-même commençait à être dans un suffisant état de défense, de façon à ne pas se laisser aborder impunément. Avec tout ce qu’on avait, on aurait bien trouvé de 60,000 à 80,000 soldats, dont quelques-uns pouvaient faiblir en rase campagne, mais qui à l’abri des défenses accumulées auraient tenu avec fermeté, appuyés par 100,000 mobiles, puis par cette dernière et puissante réserve de la garde nationale, incohérente si l’on veut, enflammée en définitive par la passion de combattre pour ses foyers, pour l’honneur de la grande cité.

Tourner le fort de Montrouge, ou forcer le passage entre Vanves et Issy, venir se jeter sur l’enceinte avec la chance de se heurter contre des masses protégées par la position, c’était assurément une grosse entreprise, et pour tenter si violemment, si témérairement la fortune, de quoi disposaient les chefs de l’armée allemande ? Ils