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vague et fixé devant lui respire à la fois l’abattement, la faiblesse, et je ne sais quelle indomptable énergie mêlée à la consolation d’avoir fait son devoir ; les mains sont collées le long du corps, immobiles, et l’on sent que les forces s’éteignent. Un jeune garçon, peut-être le fils du mourant, suit le brancard, en le regardant d’un œil plus fier et plus irrité que triste. D’autres blessés viennent ensuite, la tête bandée ou le bras enveloppé dans un linge sanglant ; tout au fond, un palikare se retourne à l’entrée du défilé, et regarde au loin si leur retraite est poursuivie. Le groupe des femmes rangées sur la gauche, et qui cheminent sur une espèce de rebord du rocher, n’est pas moins beau ni moins expressif. L’une d’elles, à genoux, en cheveux blancs, drapée de rouge, joint les mains avec désespoir ; une autre, plus jeune, se prosterne et s’écrase presqu’à terre. Au premier plan, une superbe brune, soutenant d’une main sa longue robe, incline avec fierté sa tête parée de longues tresses noires ; plus loin, une jeune blonde, pâle, droite, exaltée, semble presque indifférente. Quoique d’une touche un peu sèche, tous ces personnages si fièrement taillés sont solidement peints. Les terrains sont beaucoup plus mous et beaucoup moins vrais. Le rocher sur lequel les femmes se tiennent n’est qu’un morceau de carton sans consistance ; la disposition en est même un peu enfantine, et les divers groupes échelonnés sur les divers étages du terrain ressemblent vaguement à des rangées de cierges disposées sur les gradins d’un autel. Malgré ce défaut assez choquant, le tableau de M. Cermak est un des trois ou quatre plus beaux du Salon.

Avec M. Berne-Bellecour et son tableau du Jour des fermages, nous descendons un pas de plus. Nous entrons dans ce qu’on peut appeler le petit genre, qui a lui-même deux subdivisions principales, le genre costumé et le genre bourgeois. La toile de M. Bellecour est du genre bourgeois. Un grand propriétaire anglais assis dans un vaste fauteuil au coin de la cheminée de la grande salle du château, un pied goutteux enveloppé de fourrures, à côté d’un guéridon chargé de cristaux et de vins fins, reçoit ses tenanciers, qui viennent un à un lui présenter leurs hommages et solder leurs redevances à l’intendant, vêtu de noir et assis en face. Les fermiers causent dans le fond, groupés au bout de la salle ; quelques-uns s’avancent pour présenter leurs devoirs au maître. De ce nombre est une jeune fille blonde un peu intimidée et apparemment députée par son père pour obtenir un sursis de paiement. Ce tableau est spirituel, exact, bien rendu, malgré quelque sécheresse et une certaine fausseté de couleurs.

Le Départ des mariés, de M. Vibert, est du genre costumé. M. Vibert, dont on connaît la verve bouffonne, le dessin fantasque, le coloris criard et tapageur, a fait un effort pour se modérer, et