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pareille scène, le vaste paysage du nord de la Gaule avec ses vieilles forêts où respirait encore l’horreur des mystères abolis, ses bourgades celtiques, ses cités romaines, ses monts, ses fleuves, nombreux, larges, rapides, la Moselle, la Meuse, et ce Rhin majestueux, que bordaient d’un côté de riches cultures, d’altières cités, des camps hérissés d’armes, de l’autre des bois séculaires et les misérables cabanes des barbares : beautés étranges, contrastes saisissans, qui certes eussent échauffé le génie d’un Virgile ou d’un Juvénal, — mais l’auteur du Centon nuptial n’était pas un Virgile, et le précepteur de l’enfant impérial, le questeur du sacré palais, l’illustre et excellentissime Ausone, n’avait garde de se transformer en un Juvénal.

Dans cette Rome du nord, la dernière étape vers la barbarie germanique, sur ce sol agité déjà par les secousses qui vont bientôt faire crouler l’empire et l’occident romains, le tranquille rhéteur n’aperçoit que petites choses, prétextes à petits vers. Un tableau rencontré dans quelque palais de Trêves lui fournit matière au Crucifiement de Cupidon et au supplice qu’infligent à l’Amour les femmes victimes de ses cruautés, « non pas celles d’aujourd’hui, nous dit malicieusement le poète, trop volontairement pécheresses, mais celles d’autrefois, les seules à plaindre. » Veut-il décrire le cours pittoresque de la Moselle, sa verve abondante n’oublie rien, ni les villes qui bordent le fleuve, ni les dieux, les nymphes ou les naïades qui président aux eaux, ni même les ébats « et les chœurs » des poissons qui les habitent. Parfois cependant, au milieu de ces minuties ridicules, se rencontrent de jolis vers. « Salut ! fleuve… dont la vigne odorante revêt les coteaux, dont le gazon tapisse les vertes rives, navigable comme une mer, rapide comme un torrent, pur comme un lac dans l’on cristal profond, harmonieux dans ton murmure comme un doux ruisseau, plus frais à la bouche que la fontaine glacée ! A toi seul, tu réunis tout ce qui plaît dans la fontaine, dans le ruisseau, dans le fleuve, dans le lac, dans la mer au double flux ! » Éclairs passagers qui ne laissent pas de traces, et cette muse trop facile ne tarde pas à revenir à ses mièvreries coutumières. L’empereur Valentinien emmène-t-il l’auguste, son fils, dans quelque course contre les barbares, Ausone est de l’expédition, le précepteur accompagne son disciple ; mais le fracas des armes effarouche bien vite le poète : il perd sous la tente sa grâce et jusqu’à son esprit, et, pendant que l’élève se bat en héros, le maître ne trouve à célébrer que les cheveux blonds ou l’incarnat de Bissula, sa captive. Le formidable choc de la Barbarie, livrant à la Romanité son premier assaut, est pour Ausone un sujet d’idylle.

Cependant Valentinien était mort en 375 d’un accès de colère, dans une audience donnée par lui à des députés marcomans ;