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Rhin, telle autre s’est parée d’un kolokolnik qui s’effile en minaret arabe ou d’une tour XVIIIe siècle qui rappelle les clochers de Saint-Sulpice. Tantôt le dôme s’aplatit comme un bouclier et fait songer à Sainte-Sophie, tantôt il s’arrondit en demi-sphère comme celui des Invalides, ou se resserre à sa base pour former une bulbe métallique. Les coupoles sont parfois isolées, plus souvent elles s’enflent les unes au-dessus des autres, comme une houle de vagues dorées, et d’une croix à l’autre se balancent, comme des lianes, les chaînons de cuivre et d’argent. De ces coupoles, les unes avec leur revêtement d’or étincellent aux rayons du soleil, d’autres brillent de l’éclat plus modeste de l’étain ou de l’argent, ou bien affectent le rouge éclatant, le vert d’émeraude, le bleu de ciel parsemé d’étoiles d’or. Lorsque la nuit commence à descendre et que les maisons disparaissent déjà dans l’ombre du soir, les derniers rayons du soleil couchant viennent tomber sur les croix de tous ces temples comme sur des cimes de glaciers alpestres; elles paraissent comme suspendues dans le crépuscule, semblables à des signes de feu, et reproduisent à une multitude d’exemplaires le miracle du Labarum. Dans le lointain, semés sur le pourtour extrême de la ville comme autant de forts détachés, on voit les couvens avec leurs blanches murailles, qui ont jadis soutenu l’assaut des Tatars, surmontés de hauts kolokolniks tout garnis de cloches et de carillons.

Le panorama de Moscou donne une impression tout autre que celui de Paris : les Invalides, Notre-Dame, la Sainte-Chapelle, le Panthéon, debout dans la brume de Paris, nous semblent imposans non-seulement par leurs beautés monumentales, mais par les idées qui s’y rattachent; on ne sait pas si l’on contemple ou si l’on se souvient. A Moscou, le plaisir du spectacle est uniquement pittoresque. Toutes ces églises, pour nous, sont sans nom et sans histoire; elles ne peuvent évoquer en nous les souvenirs d’un passé que nous connaissons mal. C’est l’imagination qu’elles étonnent par leur multitude anonyme, leur variété, leur profusion.

Il n’y a pas soixante ans qu’amis et ennemis pleuraient sur les ruines d’Ilion ; la capitale des tsars est aujourd’hui plus belle, plus vaste, de moitié plus peuplée qu’au moment de l’invasion napoléonienne. Elle a changé aussi de caractère; c’est une population en partie toute différente qui l’habite. Avant Rostopchine, Moscou était surtout une ville nobiliaire; suivant l’antique usage, les seigneurs russes désertaient pour la saison d’hiver leurs résidences de la campagne; ils venaient, avec quantité de chevaux et des centaines de serviteurs, s’établir dans leurs résidences de la ville. Au milieu de vastes cours, d’étangs et de jardins s’élevait l’habitation du barine ; tout autour des écuries, des étables, des magasins, des logis pour les valets, femmes de chambre, écuyers,