Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/202

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

piqueurs, portiers, pour toute une horde de domestiques qui ne servaient à rien. Le luxe consistait précisément dans cette profusion de serviteurs inutiles. La maison du seigneur était quelquefois en brique, plus rarement en pierre, ordinairement en bois artistement découpé et ouvragé; elle était recouverte d’une toiture en feuilles de cuivre ou de fer, peintes en rouge ou en vert; les magasins étaient souvent en pierre à cause des incendies; les autres constructions en bois plus ou moins dégrossi. La noblesse russe ne s’était pas encore accoutumée à considérer Pétersbourg tout à fait comme la capitale; elle s’obstinait à venir tous les hivers tenir sa cour dans la « mère des villes russes. » L’incendie de 1812 a rompu les traditions. La noblesse, ne voulant ou ne pouvant pas reconstruire tous ses hôtels, a loué le terrain aux bourgeois; l’industrie, prodigieusement développée depuis soixante ans, en a pris possession. Voilà comment Moscou a perdu cette population flottante de seigneurs et de serfs, qui s’élevait à plus de 100,000 âmes, et comment de ville nobiliaire elle est devenue ville industrielle, la capitale de la grande région manufacturière qui porte son nom.

C’est donc une cité nouvelle qui est sortie des cendres de 1812; mais cette année glorieuse et funèbre, dans laquelle Moscou, comme deux cents ans auparavant, à l’époque de l’invasion polonaise, a vu le salut de la Russie acheté par sa propre ruine, ne pouvait manquer de laisser son empreinte sur les monumens. A chaque pas, dans le Kremlin ou dans la ville, on se trouve en présence de quelque souvenir de la guerre patriotique. A l’extrémité de la grande rue de Tver, la rue impériale de Moscou, s’élève, à cette barrière de la ville qui vit Napoléon sortir de sa conquête pour n’y plus rentrer, la Porte Triomphale ; c’est par elle qu’Alexandre II, au lendemain de Sébastopol, a fait son entrée solennelle pour le couronnement. Non loin du Kremlin, on voit resplendir les coupoles dorées d’une église aux proportions colossales, bâtie de marbre et de pierre, à la décoration de laquelle travaillent depuis des années les premiers artistes de la Russie, et qui ne sera peut-être pas livrée au culte avant huit ou neuf ans; on parle d’une dépense de 10 millions de roubles (près de 40 millions de francs). Comme Saint-Isaac de Pétersbourg, elle domine de haut tous les temples du monde gréco-russe, qui sont, comme on sait, de proportions fort exiguës. Elle devait s’élever d’abord sur cette Colline des Moineaux du haut de laquelle Napoléon contempla la resplendissante capitale et s’écria : «Enfin ! » quand déjà le destin avait dit: « Trop tard! » Cette église est destinée à remercier le ciel des victoires de 1812, 1813 et 1814 ; elle est dédiée au Christ libérateur. Sur la fameuse Place Rouge, près de la tribune de pierre du haut de laquelle Ivan le Terrible haranguait son peuple, se dresse