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tue de marbre se dresse, couronnée de lauriers, dans les appartemens des tsars. Pour la décoration intérieure, on semble affectionner les tableaux qui rappellent la grande lutte, et c’est à des mains françaises qu’on a laissé le soin de les peindre. L’une de ces toiles représente Napoléon traversant l’incendie de Moscou ; il s’avance à cheval, la main dans le gilet, le visage illuminé de reflets rougeâtres, sombre et pensif, se sentant en face de son mauvais génie. Il retient son cheval, qui bronche et qui flaire de ses narines frémissantes une poutre embrasée. Sur l’horizon enflammé comme par une aurore boréale se dessinent les hauts tricornes des généraux de son escorte. Un autre tableau, d’inspiration évidemment toute française, et qui a dû figurer dans quelqu’une de nos expositions, nous montre, en un coin de la plaine couverte de neige, semée de débris, un groupe de soldats français arrêtés au pied d’un arbre, et, de leurs dernières cartouches, protégeant des blessés et des femmes contre une bande de cosaques,


……………. Effrayans, ténébreux,
Avec des cris pareils aux voix des vautours chauves,
Horribles escadrons, tourbillons d’hommes fauves.


Ordinairement la mémoire du peuple est plus tenace que celle des grands. S’il y a parmi les mougiks de Moscou quelqu’un des survivans de 1812, quel souvenir a-t-il gardé de l’année terrible ? quel sentiment peut-il nourrir encore au sujet de « l’impie Français, » de « l’effronté Goliath ? » Quelles images repassent dans sa vieille tête lorsque, penché sur sa grande barbe blanche, ramassé dans sa fourrure de peau de mouton, il se raconte éternellement à lui-même l’histoire de ses premières années ?

Un de mes amis de Russie, avec qui je m’entretenais sur la terrasse du Kremlin de ce lointain passé, me signala une série d’articles qui avaient récemment paru dans la Gazette de Moscou, c’étaient précisément des « récits de témoins oculaires sur l’année 1812. » Une dame russe, qui écrit sous le pseudonyme de Tolytchef, les avait recueillis de la bouche des vieillards. Elle venait justement de les réunir en deux brochures qu’elle voulut bien mettre à ma disposition. Les mémoires russes sur l’incendie de Moscou sont peu nombreux ; les gens qui savaient tenir une plume étaient partis. On doit savoir gré à l’écrivain moscovite de s’être a taché à sauver de l’oubli ces précieuses parcelles d’histoire. Il fallait se hâter : comme elle le dit très bien, « le nombre de ceux qui assistèrent à la prise de Moscou par les Français est aujourd’hui bien restreint, et bientôt il ne restera probablement plus un seul témoin d’événemens qui constituent la plus dramatique et la plus glorieuse page de notre histoire. » La majeure partie de ces témoins appartient