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tables conséquences du blocus continental, ne se doutaient guère de l’orage qu’amassait sur leur tête le refroidissement d’Alexandre pour l’alliance française. Le plus grand nombre des porteurs de touloupes[1], qui au commencement de 1812 pataugeaient dans les rues boueuses de Moscou, savaient-ils seulement ce que c’était que la confédération du Rhin et le grand-duché d’Oldenbourg? Tout ce qu’ils connaissaient de Bonaparte, à supposer que son nom fût venu jusqu’à eux, c’est qu’il avait souvent battu les Allemands, et qu’à cause de lui on payait plus cher le sucre et le café. C’était ailleurs que dans l’échange des notes diplomatiques qu’ils puisaient le pressentiment de quelque catastrophe prochaine. La fameuse comète de 1812 fut pour eux un premier avertissement. Voyons les réflexions qu’elle inspirait à l’abbesse de Diêvitchi monastir (couvent des Demoiselles) et à la religieuse Antonine, l’ancienne esclave des Apraxine. « Un soir que nous allions à un service commémoratif à l’église de la Décollation de saint Jean[2], tout à coup j’aperçois de l’autre côté de l’église comme une gerbe de flammes resplendissantes. Je poussai un cri, et faillis laisser tomber la lanterne. La mère abbesse vint à moi et me dit : — Que fais-tu? Qu’as-tu donc? — Alors elle fit trois pas en avant, aperçut aussi le météore et resta longtemps à le contempler. Je lui demandai : — Matouchka, quelle étoile est-ce là? — Elle répondit : — Ce n’est pas une étoile, c’est une comète. — Je lui demandai encore: — Mais qu’est-ce qu’une comète? je n’ai jamais entendu ce mot-là. — La mère dit alors : — Ce sont des signes dans le ciel que Dieu nous envoie avant les malheurs. — Tous les soirs, cette comète flambait au ciel, et nous nous demandions toutes : — Quels malheurs nous apporte-t-elle donc? »

Bientôt dans les cellules des couvens, au Marché des Oiseaux, dans les cabarets et les échoppes du Kitaï-Gorod, le bruit commença de se répandre que Bonaparte « conduisait contre la Russie une armée immense, comme le monde n’en avait jamais vu. » Les vieux soldats réformés des batailles de Novi et de Zurich, les invalides d’Austerlitz, d’Eylau et de Friedland, pouvaient seuls donner, en connaissance de cause, quelques détails sur l’envahisseur.

La direction suivie par Napoléon ne laissa plus de doute à personne : c’était à Moscou qu’il en voulait. Pour relever les courages qui commençaient à s’abattre, on fit venir de Smolensk, qui allait être souillée par la présence des infidèles, l’icône miraculeuse de la Vierge conductrice. On l’exposa dans la cathédrale de Saint-Michel--

  1. Sorte de paletot ou de pelisse en peau de mouton.
  2. Dans l’enceinte de presque tous les couvens russes, outre les bâtimens d’habitation pour les moines ou les religieuses, il y a toujours un assez grand nombre d’églises ou de chapelles.