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général, peu leur importait. Que pouvaient bien leur rappeler les noms de Davout, de Ney, d’Eugène, de Murat, à eux qui ne connaissaient ni Auerstaedt, ni Elchingen, ni le Raab, ni Prentzlaw? Pourtant sur ce fond mobile de la grande armée se détachent parfois quelques figures historiques qui ont laissé des traits plus précis dans la mémoire du peuple de Moscou. C’est le brave et honnête Caulaincourt, le frère du héros tué à la Moscova, qui prend sous sa protection une troupe de pauvres Russes que harcelaient des pillards. « Tout à coup, raconte Anna Grigoriévna, nous voyons venir à nous un régiment. En tête chevauchait le commandant. Il avait l’air si brave ! Près de lui marchait un des nôtres : le Français l’avait pris pour servir d’interprète... Le commandant cria après nos voleurs, qui s’enfuirent, et l’interprète nous dit : — C’est un général, un personnage très considérable. Il vous ordonne de le suivre; il vous défendra de toute insulte. — Il nous dit son nom, et je m’en souviens encore : on l’appelait Colnicour... Vraiment c’était un bien brave homme. Dieu veuille le recevoir dans son royaume, si par hasard il n’est plus de ce monde. Il entendit l’enfant qui criait dans les bras de ma tante, et lui envoya des craquelins. »

C’est le baron Taulet, un des fonctionnaires que Napoléon avait installés à Moscou. Il protège aussi les malheureux habitans, mais, en sa qualité d’agent civil, plus timidement que les chefs militaires. On reconnaissait son hôtel à la multitude des gens qui étaient venus chercher un asile dans son voisinage. Un jour, tout un couvent de femmes reçut l’hospitalité dans son logis. Dans un autre récit, il semble bien qu’il s’agit du général Compans, l’intrépide lieutenant de Davout, qui tâchait de se rétablir, sous le toit des Vsevolojski, d’une blessure de biscaïen reçue à Borodino. Il y a, je dois l’avouer, une histoire de pendule à son avoir; cependant les Français, même lorsqu’ils prennent, ont une autre manière de prendre que nos voisins. « Pendant le séjour des Français dans la maison Vsevolojski, on y vit paraître un de leurs compatriotes blessé, le général Campan. Il habitait la chambre à coucher du maître, et contemplait avec admiration une pendule anglaise qui se trouvait sur la cheminée. — Tudieu ! quel bijou que cette pendule! — répétait-il souvent. Lorsqu’il reçut l’ordre de quitter Moscou, il appela l’un des employés et lui dit : — Vous direz au maître de céans qu’usant du droit de conquérant je lui enlève cette pendule, et comme je ne me soucie pas de la prendre gratis, je lui laisse mon cheval en échange. C’est une belle jument dont il n’aura qu’à se louer, bien qu’elle soit blessée comme moi. — Vsevolojski donna plus tard à cette jument le nom de Mme Campan, et, lorsqu’elle fut guérie de sa blessure, il l’envoya dans son haras et apprécia fort sa progéniture. » Si tous ceux de nos vainqueurs qui ont tenu à emporter en Prusse des sou-