Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que croire à une conquête de la Gaule par les Francs, c’était être victime d’une illusion historique. Les Francs étaient venus, disait-il, non pas en ennemis, mais en alliés, appelés par les Romains eux-mêmes, et bientôt engagés par des traités formels à les servir, comme manœuvres pour labourer leurs champs, comme soldats pour défendre leurs frontières. Pendant plus de deux siècles, les Francs avaient ainsi vécu sous la domination de l’empire, qu’ils acceptaient el dont ils devenaient les appuis. Ils recevaient des terres et conservaient leurs institutions et leurs coutumes, sans aucun détriment pour la population gallo-romaine; leurs chefs étaient fiers de recevoir les titres et les dignités que leur conféraient les empereurs. Quand donc Rome succomba épuisée, elle fit à ces barbares une cession bien en règle, par laquelle ils lui succédèrent légalement, en laissant subsister ses institutions et ses mœurs. L’abbé Dubos, aussi bien que le comte de Boulainvilliers, prétendait plier l’histoire à ses idées préconçues. Né dans les rangs de la bourgeoisie, il érigeait, à la place d’une aristocratie jalouse, une royauté maîtresse, qu’entouraient et servaient des citoyens égaux; diplomate habile et délié, il apercevait en plein l’siècle on ne sait quelles chancelleries internationales par l’œuvre desquelles toute une série de conventions et de protocoles liait entre eux les chefs barbares et les empereurs.

Montesquieu revenait alors d’Angleterre. Le spectacle des libertés britanniques ne lui avait pas fait oublier l’antique gloire de Rome, puisque précisément en 1734 il publiait ses célèbres Considérations: Polybe y est trop bien compris pour qu’on puisse rien conclure de l’ample développement qu’il a particulièrement donné aux causes de décadence; mais Montesquieu méditait en même temps son Esprit des lois, qu’il ne devait publier que quatorze ans plus tard, après l’avoir préparé pendant vingt années. Scrutateur pénétrant des divers élémens qui ont constitué les sociétés modernes autant qu’admirateur sincère de l’antiquité, il fut blessé de la vue partielle que Dubos prétendait substituer à la vérité historique, et il s’en exprima vivement. « Son ouvrage séduit beaucoup de gens, disait-il, parce qu’il est écrit avec beaucoup d’art, parce qu’on y suppose éternellement ce qui est en question, parce que plus on y manque de preuves, plus on y multiplie les probabilités. Le lecteur oublie qu’il a douté pour commencer à croire; mais, quand on examine bien, on trouve un colosse immense qui a des pieds d’argile; et c’est précisément parce que les pieds sont d’argile que le colosse est immense. Si le système de M. l’abbé Dubos avait eu de bons fondemens, il n’aurait pas été obligé de faire trois mortels volumes pour le prouver : il aurait tout trouvé dans son