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nesques, les haines de race aux excitations d’un haineux socialisme. En vain la chanson populaire, revendiquant la cause du sens commun, avait-elle conseillé l’union entre tous les enfans de la France, entre « Gaulois et Francs : » il semblait que chacun prît à tâche d’oublier l’immense et profond travail de fusion qui avait fait avec assez d’éclat pourtant la puissance et la gloire de la société française.

Assurément ce sont là des excès, mais si arbitraires et si dénués de saine raison qu’on n’en saurait rendre responsable Montesquieu et notre école historique moderne. N’en serait-ce pas un aussi que de ressusciter le système de l’abbé Dubos, de le dépasser même, de nier l’invasion germanique, et de déclarer en outre que l’arrivée des Germains dans l’empire a été ou bien un fait indifférent, inaperçu, absolument stérile et sans conséquence pour l’avenir, ou bien un vrai fléau, une mise en péril de tous progrès et de toute civilisation ?

Voilà en tout cas deux groupes d’opinions très diverses en présence : avec l’abbé Dubos, l’école que nous pouvons appeler romaniste, parce qu’elle ne voit guère dans le travail de la civilisation ultérieure, à moins de se retrancher sur les effets inexpliqués de ce qu’on appelle la force des circonstances, que la transformation de l’élément romain sous l’influence du christianisme, — avec Montesquieu tous ceux qui croient qu’à ces deux élémens de la société moderne il en faut ajouter un troisième, apport direct et conséquence immédiate de l’invasion. Des deux côtés des noms éminens: d’une part Augustin Thierry, sans cesse préoccupé, par esprit de libérale équité, de la distinction des races, et M. Guizot, également éloigné des extrêmes, — d’autre part des savans tels que Sismondi, M. Guérard, le subtil commentateur du Polyptyque d’Irminon, et M. Littré, l’auteur des Etudes sur les barbares. Le système romaniste, appuyé jusque dans notre temps par d’importans suffrages, renouvelé récemment ici même avec ardeur et talent[1], doit contenir une notable part de vérité, puisque des esprits d’une grande valeur l’ont accueilli et défendu. Nous croyons

  1. Voyez, dans la Revue du 15 mai 1872, l’étude de M. Fustel de Coulanges sur l’Invasion germanique au cinquième siècle. — Les mêmes questions que nous discutons ici ont dans ces derniers temps donné lieu à de nombreux travaux dont quelques-uns, terminés d’hier à peine, n’ont pas encore été livrés à une entière publicité. M. Charles Giraud, dans un mémoire inséré au Journal des Savans de novembre et décembre 1872, — M. Vuitry, dans une étude sur les impôts romains en Gaule, du VIe au Xe siècle, lue récemment à l’Académie des sciences morales et politiques, — M. Deloche, dans un ouvrage considérable sur les origines féodales, qui va paraître, — M. Léotard, dans un volume non encore publié, mais que nous avons sous les yeux, sur la Condition des barbares dans l’empire au quatrième siècle, ont tous fait acception de la distinction des races et du fait de la conquête.