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navires du monde connu. Pourquoi, dans cette autre sorte de lutte, Rome ne trouva-t-elle pas les moyens de réparer ses premiers échecs en face de la Germanie, et d’obtenir, comme il lui était arrivé plus d’une fois en d’autres temps, des soumissions volontaires se traduisant tôt ou tard par des acquisitions de territoire? L’explication en est simple : elle n’avait plus de vraie force que la majesté de son passé glorieux. Rome avait commis une grande faute, dont les résultats se sont montrés dès les premiers temps de l’empire. La conquête de l’Orient, celle de l’Egypte, lui avaient valu une affluence considérable de métaux précieux. Au lendemain de la soumission de la Macédoine, elle s’était trouvée si riche qu’elle avait affranchi ses citoyens du tribut; plus tard, l’abondant trésor de Cléopâtre avait permis à Octave de larges et dangereuses distributions aux soldats et au peuple. Rome avait cru pouvoir se passer désormais d’un actif développement du travail libre et de la production. D’une part, elle avait demandé à tout l’Orient ses plus précieux produits ; de l’autre, elle avait abdiqué presque tout travail entre les mains des esclaves. C’était tarir les sources de la fortune nationale dans le même temps où les métaux précieux étaient, Pline l’Ancien en témoigne, reconquis par l’Inde, grâce à un commerce sans aucune réciprocité. Rome avait commis la faute d’un riche prodigue qui épuise son trésor; elle avait fait la même fatale méprise que l’Espagne du XVIIe siècle, à qui les lingots des Indes occidentales paraissaient devoir tenir lieu d’agriculture et d’industrie. Rome prolongea et aggrava son erreur. Après s’être reposée sur le travail servile, elle prit, en présence de la dépopulation et de la stérilité du sol, un parti désespéré : ce fut d’appeler elle-même les barbares, qu’elle n’avait pu vaincre, et de recruter parmi leurs tribus des laboureurs et des soldats. Ces Germains ne se montrèrent d’abord en assez nombreux ni assez fidèles au souvenir de leur nationalité pour devenir redoutables. Bientôt cependant ce qui n’avait été d’abord qu’accidentel et passager devint permanent avec de plus graves conséquences; le nombre et l’importance s’augmentèrent des groupes barbares qui, soit vaincus et se livrant à discrétion, dediticii, soit à titre de fédérés[1], soit comme lètes ou soldats des frontières, entrèrent dans l’empire. Jadis Rome pouvait opposer à ces envahissemens successifs une cohésion politique et une force d’absorption qui triomphaient aisément d’une barbarie encore confuse et peu disciplinée; mais l’énergie romaine s’était depuis lors amoindrie, tandis qu’au contraire la Germanie, instruite par la lutte, s’était en

  1. L’origine et le sens du mot lètes sont obscurs. L’abbé Dubos veut qu’il désigne des barbares joyeux (laeti) d’être les sujets de l’empire. C’est là une exploitation trop naïvement conforme au système du savant abbé pour n’être pas fort suspecte.