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étendue et de quelle puissance il couvrait la terre. Avec leur admiration, leur convoitise avait grandi. Alaric n’aurait probablement pas su définir d’où lui venait cette voix qui le poussait vers Rome, mais il savait fort bien rançonner et piller la ville. On aurait tort de n’attribuer, dans cette grande période historique, aucun mérite aux chefs des barbares. Théodoric en Italie, Ataulf et Euric chez les Visigoths, Gondebaud chez les Burgundes, Clovis chez les Francs, ont été des chefs très intelligens et très politiques. Clovis surtout, en adoptant la même foi religieuse que Rome chrétienne, se chargea de renouer, avec son peuple, la chaîne des temps. Une fois établis sur les terres romaines, plusieurs de ces rois barbares travaillèrent de propos délibéré à une intime fusion entre les vainqueurs et les vaincus, et ils y réussirent en une certaine mesure, aidés par le christianisme, qui avait dompté leurs peuples et les avait rapprochés des Romains. Ainsi s’explique le contraste d’une conquête en grande partie violente si promptement suivie d’un remarquable mélange entre les populations. Peut-on croire que dans ce mélange la Rome dégénérée des bas temps ait été seule énergique et active, et que l’invasion du Ve siècle n’ait apporté aucun sentiment nouveau, aucune idée, aucun germe d’institution? La réponse à cette autre question mérite un autre examen.


II.

Plusieurs écrivains de grand mérite ont refusé à l’invasion germanique toute heureuse conséquence, toute influence utile et féconde, et se sont de la sorte inscrits en faux contre quelques-uns des aphorismes historiques le plus vivement mis en lumière par Montesquieu. « L’invasion n’a causé que des maux sans compensation, s’écrie M. Littré. Nulle lumière, nulle moralité, nulle sainteté n’est venue des barbares... Le sang barbare n’a pas renouvelé le sang romain, — au contraire. » Selon M. Guérard, qui reconnaît d’ailleurs le fait de la conquête et l’usurpation d’une grande partie du sol de la Gaule, « la poésie et l’esprit de système prendraient vainement à tâche d’exalter les Germains. Lorsqu’on recherche avec soin ce que la civilisation doit aux conquérans de l’empire d’Occident, on est fort en peine de trouver quelque chose dont on puisse leur faire honneur; ils n’ont fait que corrompre... Le progrès continu de la civilisation n’est du reste, ajoute-t-il, qu’un séduisant sophisme. » L’acte d’accusation est, comme on le voit, formel. Plus on est convaincu qu’il trahit une vue incomplète d’un très vaste objet, plus on se sent en même temps embarrassé par le nombre et la nature des argumens qui paraissent devoir le combattre. On n’ose invoquer, en face de tels maîtres, un sentiment de la vérité his-