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Jamais, même dans les armées du moyen âge, l’incurie ne fut poussée aussi loin. Les meneurs de la démagogie, les fauteurs du désordre à outrance, profitaient de la désorganisation générale pour briser les derniers liens de la discipline : ils invitaient les soldats à assister aux clubs par des cartes portant que les troupiers seuls y seraient admis à l’exclusion de tout chef. Ils les exhortaient à la révolte, à la désertion, et ces honteuses manœuvres portaient si bien leurs fruits qu’on vit à Amiens plusieurs compagnies du 43e forcer les portes du quartier, et partir avec armes et bagages sous prétexte de marcher au secours de Paris. Il fallut toute la fermeté du major, M. Fradin de Lignères, pour les faire rentrer dans le devoir. Ce n’était pas avec de pareilles ressources qu’il était possible de rien tenter; mais il était en même temps fort difficile d’en créer de nouvelles, car les Prussiens avaient aboli la conscription dans les départemens limitrophes du Nord, du Pas-de-Calais et de la Somme. Les autorités françaises usaient des subterfuges les plus divers pour faire passer aux maires des affiches et des placards appelant les conscrits sous les drapeaux, et pour leur enjoindre de presser les départs; mais les préfets allemands de leur côté notifiaient à ces mêmes fonctionnaires que les mesures les plus rigoureuses seraient prises contre eux, s’ils n’empêchaient pas de tout leur pouvoir les recrues de partir. « Quel parti prendre dans ces conjonctures? dit l’auteur des Opérations de l’armée du nord. Des mères de famille allèrent trouver les autorités prussiennes pour demander ce qu’elles devaient faire de leurs fils le jour où le gouvernement français viendrait à les réclamer. — Ce jour-là, fut-il répondu par le préfet de Laon, M. Lansberg, vous me les enverrez, et je leur ferai signer une feuille de route pour la Prusse. » Malgré ces menaces et la surveillance incessante exercée par l’ennemi, un assez grand nombre de jeunes gens de Vervins, de Laon, de Saint-Quentin, de Soissons et même de Reims arrivèrent par petits groupes à Amiens et à Lille.

Les opinions de M. Testelin, docteur en médecine et très habile oculiste de Lille, l’avaient désigné au choix de M. Gambetta pour les fonctions de commissaire-général de la défense nationale dans la région du nord. En acceptant ce fardeau, M. Testelin fit preuve du plus honorable désintéressement: il refusa toute espèce de traitement et prit même à sa charge de lourdes dépenses : mais il était complètement étranger aux questions qu’il était appelé à résoudre, et se faisait au sujet des choses militaires les plus étranges illusions. Comme la plupart des hommes de son parti, il croyait encore avec Danton « qu’un peuple eu armes est toujours assez fort pour détruire les automates à qui la discipline ne tient pas lieu de force et