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en brigades volantes qu’on dirige selon les besoins du service. Par une anomalie singulière, presque tous sont du midi et nous arrivent de Gascogne. C’est un dur métier, et quoique quelques égoutiers soient fort vieux, il est rare qu’on puisse le faire plus d’une quinzaine d’années. En effet, les ouvriers finissent par être atteints de langueur, de douleurs articulaires : ils appellent cela le plomb, c’est le vieux mot traditionnel dont leurs devanciers désignaient l’asphyxie; en somme, c’est un état anémique, dû en grande partie à l’humidité et à l’obscurité où ils se meuvent constamment. On a fait cette observation, que les quelques hommes du nord qui travaillent aux égouts sont bien plus résistans que les méridionaux. Tout le monde connaît ces braves gens et les a vus passer en escouades, le balai à l’épaule et la grosse botte à la jambe. Comme autrefois, on les surnomme encore les rats d’égoût. L’administration ne néglige rien pour qu’ils soient chaussés d’une façon irréprochable, et qu’ils puissent barboter à pied sec dans les cunettes les plus engorgées ; elle leur fournit donc des bottes hautes, très solides, armées de clous, et qu’elle renouvelle tous les six mois; au bout de ce temps, les bottes sont bien malades, brûlées, corrodées, et il est même rare qu’elles puissent faire service jusqu’à l’heure de la mort réglementaire. Quand elles ont traîné dans tous les égouts et fouillé dans toutes les fanges, que deviennent-elles ? J’ai eu la curiosité de les suivre, car il en est des bottes comme de toutes choses en ce bas monde : habent sua fata ! On les envoie aux magasins généraux de la ville, quai Morland; lorsqu’il y en a une quantité suffisante, 800 ou 900 paires par exemple, ce qui est un chiffre annuel à peu près normal, on les divise en tas de 100 qu’on gerbe les unes par-dessus les autres, puis on les vend à la criée, au plus offrant et dernier enchérisseur; le lot atteint un prix qui varie entre 120 et 125 francs. C’est presque toujours le même industriel qui se rend acquéreur. Les pieds sont coupés au-dessus de la cheville et expédiés dans l’Oise, à Méru, où l’on en fait des galoches pour les ouvriers qui exploitent les nombreuses tourbières du département; quant à la tige, elle est traitée par des procédés dont je n’ai point demandé le secret, et elle produit le cuir le plus souple, le plus fin, le plus beau qu’on puisse imaginer; plus d’une femme élégante, qui ne s’en doute guère, le porte sous forme de brodequins.

Il est bien difficile de quitter les égouts sans s’occuper de ces fameux rats dont on a tant parlé et que l’anecdote, parfaitement historique, racontée par Magendie a rendus populaires. Il eut besoin de rats pour ses études, il en fit prendre à Montfaucon douze que l’on enferma dans une boîte : lorsqu’il ouvrit celle-ci au Jardin des Plantes, il n’en trouva plus que trois, fort gonflés et tout à fait repus; dans le trajet, les survivans avaient mangé les neuf absens.