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la ville même qui lui avait donné le jour. Cette opinion trouva des partisans à une époque où l’on croyait que Tournay avait été fondé par Turnus, et Toul par Tullus Hostilius; mais la science, mieux informée, a reconnu depuis que Nicolas Sanson avait été conduit par une fausse interprétation d’un texte grec à prendre le Pirée pour un homme, et le seul fait positif qui soit acquis à l’histoire, c’est que l’existence d’Abbeville ne remonte pas au-delà de 831. C’était à cette date une métairie de l’abbaye de Saint-Riquier, Abbatis villa, un de ces domaines que les rois francs donnaient en précaire au clergé, et qu’ils ne se faisaient aucun scrupule de confisquer pour les transférer aux leudes quand ils avaient besoin de leurs services. A l’avènement de la troisième race, Hugues Capet reprit ce domaine aux abbés et le fit fortifier[1]. La ville nouvelle ne tarda point à s’agrandir, et dès 1130 elle obtint du comte de Ponthieu la concession verbale d’une commune: cette concession fut ratifiée par écrit en 1184. On voit encore aujourd’hui dans l’une des salles de l’hôtel de ville le texte original de la charte d’affranchissement, écrit par le notaire du comte, et c’est là un des rares documens de ce genre qui soient parvenus jusqu’à nous.

Comme toutes les communes du nord, celle d’Abbeville formait un gouvernement complet, qui réunissait le pouvoir législatif, administratif et judiciaire; mais elle ne se gouvernait pas seulement par délégation : dans les circonstances graves, tous les habitans, de quelque condition qu’ils fussent, le peuple gras et le peuple maigre, se réunissaient en assemblées générales extraordinaires. C’était la démocratie dans sa forme la plus absolue; mais alors, comme aujourd’hui, les Abbevillois étaient essentiellement conservateurs, et, contrairement à ce qui se passait à Saint-Valéry et à Saint-Riquier, les magistrats municipaux maintenaient sévèrement l’ordre et la paix publique. En 1358, un truand, communard anticipé, qui comprenait la fraternité à la manière des terroristes, ne craignit point de dire qu’il n’avait qu’à lever le doigt pour faire disparaître les riches, et que tous les habitans seraient égaux, si l’on étranglait le maire et sept ou huit échevins. De bons témoins rapportèrent ces paroles aux échevins, — et « pour ce, dit le texte de l’arrêt rendu par ces magistrats, fut jugé Jehan de La Mare à avoir la teste coppée, ycelle teste mise en un glaive et son cors estre traîné et pendu. »

L’histoire des justices municipales dans les communes du nord

  1. Cet acte de Hugues Capet a donné lieu à de nombreuses discussions. Les historiens de l’ancien régime ne voulaient pas admettre que le fondateur de la troisième race eût dépouillé des moines; mais tout s’explique par le caractère bénéficiaire du domaine d’Abbeville.