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est encore à faire, et ce serait, on peut le dire, le sujet d’une étude très intéressante. Il y a là un luxe de supplices qui donne le frisson. La pendaison, la décollation, l’enfouissement, les noyades, la section du poing, du nez, des oreilles, des lèvres, l’aveuglement, le bûcher, le fer rouge, la fustigation, la roue, la privation de l’eau et du feu, le bannissement, l’incendie ou la démolition des maisons, rien n’y manque, et cette pénalité terrible est appliquée par des bourgeois ignorans qui n’ont pas même la plus simple notion de la science du droit. Leurs lois, ainsi que l’a dit justement Beccaria, ne sont que des formules domestiques, une sorte de testament des ancêtres, l’immuable expression du passé; leurs arrêts se fondent uniquement sur la coutume; ils ne reconnaissent pour équitable que ce qui est consacré par un si long espace de temps « que nul n’a mémoire du contraire. » L’enquête, l’instruction, la preuve clairement établie, la confrontation, les circonstances atténuantes, sont complètement inconnues: tout est livré à l’appréciation individuelle, et quelquefois même des malheureux sont condamnés sur le simple soupçon. Ce fut la gloire de la royauté et l’honneur des parlemens de faire pénétrer, par l’institution des justices royales et des appels, les principes de l’équité naturelle dans ce chaos sanglant, mais il a fallu des siècles, et le progrès a marché si lentement qu’en 1616 l’échevinage d’Abbeville prononçait encore une condamnation à la peine capitale, sans appel, avec exécution dans les vingt-quatre heures.

Comme place de guerre et comme centre industriel, Abbeville avait au moyen âge une grande importance : elle était agrégée à la hanse teutonique, à la hanse de Londres, et dès 1484 elle possédait une imprimerie renommée à laquelle ou doit une magnifique édition de la Cité de Dieu, la Somme rurale de Bouteiller, et le Triomphe des neuf preux ; mais ses anciennes industries, telles que la fabrication des armes, l’orfèvrerie, la sculpture sur bois, les étoffes de laine, ont disparu l’une après l’antre. La population a diminué de moitié, et parmi les causes de cette décadence il faut compter l’établissement de la manufacture de draps dite des Van Robais, par Colbert, en 1665[1]. Les privilèges excessifs accordés aux fabricans hollandais placés à la tête de cette manufacture portèrent un coup fatal à la fabrication des étoffes de laine qui faisait alors la principale richesse du pays. Les ouvriers émigrèrent en grand

  1. Il n’y a pas un seul livre de géographie publié de notre temps même qui ne mentionne la manufacture de drap des Van Robais au nombre des établissemens industriels d’Abbeville. Les bâtimens et les jardins existent encore, mais on n’y fabrique plus de drap. Cette industrie y est remplacée aujourd’hui par la manufacture de tapis de M. Vayson, qui occupe environ 600 ouvriers.