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gnemens très vagues, il fit arrêter cinq jeunes gens appartenant aux plus honorables familles. Dans le nombre se trouvait le chevalier de La Barre, neveu de Mme Feydeau, abbesse de l’un des couvens de femmes de la ville. Soicourt avait eu avec cette dame des démêlés d’intérêt; il trouvait l’occasion de se venger, et, bien qu’aucun témoin n’eût vu commettre la mutilation, bien que le seul grief que l’on pût reprocher à La Barre et à ses amis fût d’avoir répété des vers de Piron, et passé à vingt-cinq pas d’une procession sans se découvrir, il les poursuivit pour crime de sacrilège, en invoquant un édit de Charles IX. Sur les cinq prévenus, trois avaient réussi à s’échapper; mais La Barre, qui pouvait fuir comme eux, refusa de quitter la France et resta aux mains de ses juges avec un coaccusé, que son extrême jeunesse semblait devoir mettre à l’abri d’un châtiment sévère. Voltaire a raconté avec une éloquente indignation ce procès célèbre qui a laissé sur le règne de Louis XV une tache ineffaçable; il a montré comment les règles les plus vulgaires de la justice furent indignement violées. Nous n’avons rien à dire après lui sur la révoltante iniquité de l’arrêt de mort rendu par le présidial d’Abbeville contre La Barre le 28 février 1766; mais nous nous arrêterons à des détails peu connus en dehors de la localité qui vit s’accomplir le dernier crime de l’inquisition française.

L’arrêt du 28 février épuisait contre La Barre l’odieux formalisme des plus cruels supplices du moyen âge : amende honorable, pieds nus et corde au cou, poing coupé, langue percée avec un fer rouge, décollation par le coutelas, cadavre brûlé, restes jetés au vent. Le malheureux jeune homme aurait pu répandre des mémoires, faire appel à la conscience publique et forcer, par la pression de l’opinion, Louis XV à lui faire grâce; mais un de ses parens, M. d’Ormesson, président à mortier du parlement de Paris, avait examiné la procédure; il se persuada qu’il était impossible que la première cour du royaume confirmât la sentence des juges d’Abbeville à cause de l’absence de preuves et des illégalités sans nombre dont elle était entachée, et il engagea La Barre à ne point se défendre publiquement pour éviter un scandale qui pouvait jeter de la défaveur sur son nom. Ce conseil, dicté par une excessive confiance et le sentiment même de l’iniquité de l’arrêt, eut un résultat fatal. Le procès avait été porté en appel au parlement; les membres de ce corps impuissant et respectable, comme dit Barbier, tenaient beaucoup à leur popularité et suivaient volontiers le courant de l’opinion pour se faire applaudir lorsqu’ils passaient dans les rues de Paris : ils auraient sans aucun doute cassé l’arrêt du présidial d’Abbeville, si l’affaire avait été ébruitée dans la capitale et présentée sous son véritable jour; mais en ce moment Paris la con-