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colère, pour tuer ou mourir, et, vendu, vendu à un maître, il combat avec lui sans demander pourquoi… Ah malheur ! malheur ! malheur ! »

Ahi aventura ! sventura ! sventura !

Et après la bataille, pathétiquement décrite, le chœur reprenait douloureusement :


« Les frères ont tué les frères… On décore le temple,… de ces poitrines homicides montent des hymnes qui font horreur au ciel. Cependant, du haut des Alpes, l’étranger regarde, il voit tous ces braves qui mordent la poussière et il les compte avec une joie cruelle… L’étranger descend, il est ici.

« Toi qui paraissais auguste à tes fils, toi qui ne sais pas les nourrir en paix, terre fatale, reçois les étrangers ! Voici ton jugement qui commence. Un ennemi que tu n’as pas offensé s’assied plein d’insultes à ta table, il partage les dépouilles des insensés, il arrache l’épée aux mains de tes rois.

« Insensé, lui aussi ! Y eut-il jamais une race béatifiée par le sang et l’outrage ? Ce n’est pas le vaincu seul que frappe l’infortune, les joies de l’impie tournent en pleurs… Ce n’est pas toujours dans son voyage superbe que l’éternelle vengeance l’abat ; mais elle le marque au front, mais elle veille et attend, mais elle l’atteint au dernier soupir… »


Ces paroles, bien qu’un peu vagues et forcément voilées, ne manquaient pas de hardiesse au temps où elles furent écrites : la Lombardie, comme aujourd’hui l’Alsace, subissait alors les Allemands. Les patriotes grommelaient entre eux les derniers vers de ce chœur, exprimant à mots couverts leur colère et leur espérance :


« Nous sommes frères, un pacte nous lie et nous serre, malheur à qui le brise ! malheur à celui qui se dresse contre le plus faible et qui contriste un esprit immortel ! »


Les Lombards n’étaient pas moins agités par le chœur d’Adelchi, et ils appliquaient aux Autrichiens ces phrases adressées dans le drame à d’autres étrangers : « ils se partagent les serviteurs, ils se partagent les troupeaux, ils se posent sur les campagnes ensanglantées, d’où s’enfuit, éperdue, une foule qui n’a pas de nom… » C’est ainsi que tout devenait allusion pour les lecteurs de 1823. Les opprimés ont l’esprit subtil ; à force d’être tendue pour épier ceux qui les surveillent, leur oreille acquiert une finesse, une acuité singulières ; ils voient partout des sous-entendus, des malices, un double sens et un double fond. Cependant Manzoni n’était pas homme à porter ainsi des coups détournés. Ces ruses de