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guerre eussent répugné à sa conscience, et, si l’on peut ainsi dire, à sa chevalerie d’historien ; il n’admettait pas ces anachronismes frauduleux qui passaient alors en Italie pour des figures permises de rhétorique. Il ne ferrailla point sous le masque, et il est fort douteux qu’il eût jamais voulu s’affilier à une secte de conspirateurs. On cherche pourtant aujourd’hui à lui assigner un rôle politique ; on prétend qu’en 1815 il crut pendant une quinzaine de jours au royaume d’Italie que voulut fonder Murat. Il commença même une canzone sur la fameuse proclamation de Rimini ; mais sa plume allait moins vite que l’épée de l’Autriche : il n’avait encore écrit que cinq strophes quand Murat et son royaume italien furent abattus à Tolentino. Plus tard, en 1821, il était l’ami de Silvio Pellico et des autres infortunés qui nous ont fait connaître le Spielberg. Conspira-t-il avec eux, comme il plairait aux biographes de 1873 ? Oui, dans un sens, car à cette époque on conspirait de toutes manières, par des tournures de phrase, par des formes de style, par des journaux inoffensifs, comme le Conciliatore, qui déplaisait au gouvernement, par un timide essai de romantisme qui contrariait les doctrines littéraires des critiques officiels. Il est même possible que Manzoni ait composé dès lors l’hymne patriotique qu’il aurait gardé vingt-sept ans dans sa mémoire sans le publier, ni même l’écrire, et qui ne parut qu’en 1848, dédié « à l’illustre mémoire de Théodore Kœrner, poète et soldat de l’indépendance germanique, mort sur le champ de bataille de Leipzig le 18 octobre 1813, nom cher à tous les peuples qui combattent pour défendre et pour reconquérir une patrie. » Cependant Manzoni ne fut point envoyé au Spielberg, et il put vivre en Lombardie, un peu surveillé, mais point inquiété, pendant toute la domination autrichienne. De là bien des soupçons chez les patriotes défians : on lui fit un crime de n’être point martyr, et on l’accusa de n’avoir pas mérité la persécution ; c’étaient alors les phrases à la mode. Le poète s’était pourtant conduit très dignement avec l’étranger. En 1816, ceux qui gouvernaient à Milan sommèrent tous les gentilshommes du pays conquis d’aller s’inscrire dans une sorte de livre d’or, à défaut de quoi leur noblesse ne serait pas reconnue. Manzoni, qui n’était pas comte, bien qu’on lui eut attribué ce titre, mais qui appartenait à une famille patricienne, ne s’inscrivit pas. Il vécut quarante-quatre ans sous les Tedeschi sans écrire une ligne et sans faire un acte qui pût être regardé comme une adhésion à leur gouvernement. Il se tint à l’écart, et ne voulut avoir aucun rapport avec les maîtres. Il n’était pas

La voix qui dit : malheur ! la bouche qui dit : non ;