Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/361

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

à peu près : « Tu as montré autant d’esprit en refusant la députation qu’en écrivant les Fiancés. »

Cette défiance ou cette réserve dura jusqu’en 1859. Alors seulement Manzoni prit confiance dans l’avenir. Il entrait dans sa soixante-quinzième année. Il ouvrit sa porte et laissa entrer Garibaldi, qui lui offrit un bouquet de violettes ; il dit à l’homme de Marsala : « Je me regarde comme fort au-dessous du dernier des mille. » Il voua à Victor-Emmanuel un véritable culte, et cette vénération dura jusqu’au dernier jour. Il se laissa même nommer sénateur, mais ne parut qu’une fois au sénat pour prêter serment ; cet acte accompli, il retourna tranquillement dans sa solitude et reprit la vie retirée qu’il avait menée sous les Autrichiens. Il ne fut pas ministre par la même raison qu’il n’avait pas été martyr : il ne se sentait né ni pour le combat ni pour le triomphe. En général, quand les patriotes vainqueurs refusent leur part de butin, ils tiennent à en tirer gloire ; ils se jettent dans l’opposition et s’y campent avec des airs de Brutus. C’est l’attitude habituelle des incapables, qui sont volontiers mécontens, et des paresseux, qui sont naturellement pessimistes. Il est donc commode, au moins en Italie, de mépriser le pouvoir, — commode et prudent, car ceux qui l’acceptent, eussent-ils le plus beau passé du monde, y perdent en un moment leur popularité. Cela se conçoit aisément : il y a des habitudes de défiance qu’on a prises sous les gouvernemens abolis et dont il est difficile de se défaire. Gouvernement signifiait autrefois violence et corruption, bassesse et vénalité ; or il ne suffit pas d’une révolution pour détruire les opinions séculaires. Aussi le vrai martyr est-il celui qui occupe un-poste élevé dans l’état, il est sûr de descendre, dans l’opinion publique, au niveau des anciens fonctionnaires autrichiens ou bourboniens, qui ont pour longtemps encore déconsidéré l’administration. Manzoni a donc eu le bonheur d’échapper au pouvoir, mais en même temps il a eu le courage de ne point verser dans l’opposition, ne croyant pas que la mauvaise humeur fût une preuve d’indépendance. C’est ainsi qu’il a pu rester par tempérament, autant que par sagesse, en face du roi d’Italie comme en face du premier Napoléon, « vierge d’adulation et d’outrage, de bassesse et de lâcheté. » C’est ainsi qu’en marchant à son pas, en restant dans son chemin, stoïcien sans emphase et sans raideur, sincère et simple, il demeura toute sa vie fidèle au programme qu’il s’était tracé dès ses premiers beaux vers : « sentir, penser, être content de peu, ne détourner jamais les yeux du but, conserver la main pure et pur aussi l’esprit, expérimenter des choses humaines ce qu’il faut pour n’en plus avoir souci, ne jamais se faire esclave, ne jamais pactiser avec les cœurs vils, ne