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grappolo, c’est zocca ; à Pise et ailleurs, on dit pigna, et ainsi de suite. — Eh bien ! tant mieux, cela nous donne le droit de choisir. — Tant pis au contraire, car c’est là notre pauvreté. Cette faculté de choisir est la preuve qu’on n’a pas ce qu’il faut, de même que la faculté de conjecturer est la preuve qu’on ne sait pas. — Le dialecte de Florence pourra donc suffire, selon vous, à tous les besoins de la littérature et de la conversation ? — Sans aucun doute. Je parierais de grand cœur, si l’on me trouvait un juge du pari, que tout ce qui a été dit en un an de choses publiques ou privées, savantes ou vulgaires, élevées ou communes, dans une des villes d’Italie, a été dit dans toutes, sauf les noms propres, bien entendu. Nous disons tous les mêmes choses, seulement nous les disons de différentes façons. Le fait que nous disons tous les mêmes choses atteste la possibilité de substituer un idiome à tous les autres, le fait que nous les disons de façons différentes atteste la nécessité de cette substitution. — Vous voulez donc un pape dans la langue ? — Précisément. Le pape une fois nommé, nous serons débarrassés du conclave.

À l’appui de sa thèse, Manzoni fait parler un de ses amis qu’il suppose voyageant en wagon avec un jeune Français, garçon modeste (il y en a quelquefois), ne sachant pas encore tout et tenant à s’instruire. « Pendant l’arrêt du train à Pistole, le jeune homme me demanda ce que voulait dire un mot peint sur une porte en grosses lettres vertes. Le mot était egresso ; je lui répondis que cela voulait dire sortie. Il tira son calepin, et, après l’avoir consulté : — À la gare de Milan, il y avait uscita, me dit-il. — Si vous avez, repris-je, la patience d’aller jusqu’à Florence, vous trouverez à la station le mot de sortita, et aucune raison n’empêche qu’allant plus loin vous ne trouviez esito, uscimento, evacuazione, ou que sais-je encore ? — Le jeune homme parut réfléchir un instant, puis il me fit cette objection : — Maintenant que vous formez un seul état, tous ces dialectes qui changent à chaque pas doivent être pour vous un bien grand embarras. — Et moi : — Ces trop nombreux dialectes sont sans doute un embarras, mais dans le cas présent il n’est aucunement question de dialectes… Tous ces mots sont pris dans la même langue, qui est la langue commune des Italiens, celle qu’ils étudient pour avoir un idiome unique à opposer à tous leurs patois. — Je comprends, s’écria le Français ; c’est de la richesse !.. » À ce mot, l’ami de Manzoni regarde attentivement autour de lui, et quand il a constaté qu’il n’y a pas de témoins dans le wagon, et que les deux voyageurs sont bien seuls, comme « les deux qui vont ensemble » dans les limbes de l’enfer, « seuls et sans méfiance, » le téméraire Italien ose proclamer que cette abondance de bien n’est pas de la richesse, et voici pourquoi : si l’on a par exemple trois