Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/383

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pagne, à la recherche de l’Adda, la rivière de salut qui, une fois franchie, doit le tirer d’angoisse, l’émotion nous reprend, l’anxiété nous gagne, et nous passons par toutes les sensations qui font battre le cœur du fugitif. Il fait nuit, un petit vent froid, égal, insinuant, souffle sans interruption dans les habits légers du pauvre homme ; on traverse avec lui les villages, on regarde avec effroi les lueurs qui fendent les volets des fenêtres ; on entend les lamentations menaçantes des chiens, qui, à l’approche de Renzo, se changent en aboiemens pressés et rageurs. Il n’ose heurter nulle part. Ah ! cette Adda, quand viendra-t-elle ? Il marche, il marche encore, et toujours ; le chemin se rétrécit en sentier, le sentier s’engage dans les broussailles, et voici l’imagination qui se met à trembler, il surgit des apparitions fantastiques, et, pour les dissiper, nous récitons les prières des morts. Nous nous sommes enfoncés dans les bois, et à chaque pas je ne sais quoi de répugnant et de fastidieux nous envahit davantage ; les arbres là-bas prennent des formes étranges, monstrueuses, l’ombre de leurs cimes, légèrement agitées, frissonne sur le sol blanchi çà et là par la lune ; ce frémissement nous ennuie, le bruit des feuilles craquant sous nos pieds nous est odieux. Nos jambes ont une envie folle de courir et ne peuvent nous porter. La brise de nuit, plus âpre et maligne, nous bat le front et les joues, se glisse entre les habits et la peau, perce enfin jusqu’aux os rompus… Enfin, à un certain moment, l’horreur, l’angoisse, le froid, dominent ; on s’arrête, faut-il retourner sur ses pas ? Mais tout à coup Renzo tend l’oreille ; ses pieds ne froissent plus les feuilles, il entend un bruit lointain, un murmure, un murmure d’eau qui coule. Il écoute et, sûr de son fait, ivre de joie, reposé, ranimé tout à coup dans sa foi et dans sa force, il s’écrie, et nous avec lui : l’Adda !

C’est ici que Manzoni est véritablement un maître. Il a trouvé la vie toutes les fois qu’il l’a cherchée en lui-même ou auprès de lui. Ses traîtres, — il n’en a jamais connu, — sont empruntés aux mélodrames ; ses orgies, — il n’y a jamais souillé ses lèvres, — n’attireraient pas un buveur ; mais il a rencontré le notaire Azzecca-Garbugli, le courtisan brouillon ; il a joué au whist avec donna Praxède, l’excellente dame qui agissait avec ses idées comme on dit qu’il faut faire avec ses amis ; elle en avait peu, et elle y était d’autant plus attachée. Manzoni doit avoir pratiqué aussi le mari de cette dame, l’homme d’étude enfermé dans son cabinet, et qui n’aimait ni à commander ni à obéir ; mais c’est surtout le curé de village, don Abbondio, que le poète a su prendre sur le fait, avec une sûreté de main qui montre le génie comique. On voit cet homme, de grandeur naturelle, ni héros ni monstre, et plus chair qu’esprit,