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comme Gil Blas et tant d’autres, au-dessous de son rôle, mais point trop ignoble, et nous donnant après tout la moyenne de cette assez piètre société qu’on appelle le genre humain. « Don Abbondio, absorbé continuellement dans la pensée de sa propre tranquillité, n’avait aucun souci des avantages qu’il n’eût pu obtenir sans se donner quelque peine et sans risquer un peu sa peau. Son système consistait à éviter tous débats et à céder dans tous ceux qu’il ne pouvait éviter : neutralité désarmée dans toutes les guerres qui éclataient autour de lui ; quand il fallait absolument prendre parti, il se déclarait pour le plus fort, mais toujours à l’arrière-garde, et tâchant de prouver au plus faible qu’il n’était pas volontairement son ennemi. Il paraissait lui dire : — Pourquoi n’est-ce pas vous qui avez la meilleure poigne ? je me serais mis de votre côté ! — Il se tenait à distance, loin des prépotens,… » et à force de soumissions, de discrétion, de grands saluts (il touchait du menton sa poitrine et la terre du chapeau), de respect jovial, le brave homme était arrivé à soixante ans et au-delà sans grandes bourrasques. Son rôle l’embarrassait quelquefois ; alors, pendant qu’il parlait, « ses petits yeux gris s’en allaient de çà et de là, comme s’ils avaient eu peur de rencontrer les mots qui lui sortaient de la bouche. » Comme tout cela est vivant et frais ! dès que ce bonhomme reparaît dans le récit, il l’égaie et l’anime ; on ne l’estime pas, mais on l’aime, tant c’est vrai. Et quelle scène digne de Molière que celle où le curé de comédie se trouve en face d’un chrétien d’épopée qui lui reproche à haute voix ses faiblesses et ses timidités ! Pendant que Frédéric Borromée lui parle le langage des héros et des martyrs, don Abbondio fait à part ses petites réflexions bien vulgaires, opposant au don-quichottisme religieux de l’apôtre la sagesse prudente et triviale de Sancho Pança. C’est ici que le poète se montre tout entier, avec la liberté d’esprit qui lui permet- tait de censurer les prêtres et la piété profonde qui l’agenouillait devant les saints. Sa physionomie s’accentue, nous touchons le signe particulier qui le distingue de tous les astres. Il nous reste à étudier en lui le croyant.


III.

Manzoni, on le sait, était né dans les idées très hardies qui régnaient dans la société d’Auteuil. En 1808, il épousa une Genevoise qui le fit chrétien, et il la fit catholique. Depuis lors, il ne cesse de défendre et de chanter sa foi. Ses premières œuvres qui firent du bruit furent des hymnes sacrées. Dans son ode du Cinq